Par une ordonnance du 13 mars 2008, le président du TGI de Toulouse est venu apporter une pierre à l’édifice du régime de responsabilité des hébergeurs prévu par la LCEN, à l’occasion des faits suivants. Pierre G, éditeur d’un site Internet, y publia des procès verbaux d’écoutes téléphoniques évoquant le cas d’un certain « Krim K ». Ce dernier, après avoir découvert le site et son contenu, mit l’hébergeur de Pierre G. en demeure de rendre impossible l’accès au site litigieux, par une lettre recommandée AR[1]. Ayant constaté que le contenu litigieux était toujours en ligne après la date de réception de la lettre recommandée, Krim K. assigna l’hébergeur et l’éditeur du site en référé.

Si l’éditeur reconnût les faits à la barre sans contester leur illicéité, l’hébergeur soutint pour sa défense, notamment, qu’il n’est pas tenu par une obligation générale de surveillance des contenus qu’il héberge, et qu’il procéda « promptement » à la fermeture du site litigieux, lequel n’était plus accessible un jour franc ouvré après avoir reçu le recommandé de Krim K[2]. La juridiction n’en retint pas moins sa responsabilité, par ces motifs :

Attendu que la diffusion d’écoutes téléphoniques tirées d’un dossier d’instruction et donnant des informations confidentielles sur la vie privée du requérant a un caractère manifestement illicite qui engage par provision la responsabilité de Pierre G. (…)
Attendu pour le surplus en ce qui concerne la situation de la société A. que s’il est exact que la loi du 21 juin 2004 sur la confiance dans l’économie numérique pose en son article 6-l-2 le principe de l’irresponsabilité de l’hébergeur quant au contenu des sites hébergés, il en va différemment, selon le même article, lorsque, averti du contenu illicite d’un site, il n’en suspend pas « promptement » la diffusion (…)
Attendu en l’espèce que le requérant a prévenu la société A. du contenu illicite du site litigieux par lettre recommandée avec accusé de réception en date du 7 février 2008, distribuée le 8 février 2008 ; que la société A. ne saurait tirer argument de l’inertie de la société qui assure sa domiciliation pour justifier avoir attendu jusqu’au 12 février, selon elle, pour faire cesser la diffusion, cessation qui pour pouvoir être qualifiée de prompte aurait dû avoir lieu dès le 8 février ; (…) qu’ainsi la société A. a commis une faute propre, distincte de celle de Pierre G., qui l’engage par provision dans la réparation solidaire du préjudice subi par le requérant (…)

Sauf erreur, il s’agit de la première décision publiée se prononçant sur la promptitude attendue de l’hébergeur. Avant de revenir sur l’interprétation retenue de cette notion, cette affaire offre l’occasion de s’intéresser de plus près aux obligations incombant à l’hébergeur suite à la réception d’une notification par un tiers d’un contenu litigieux.

Quand l’hébergeur devient juge du caractère manifestement illicite d’un contenu

Aux termes de l’article 6-I-2 de la LCEN, la responsabilité civile de l’hébergeur peut être engagée à raison de deux faits générateurs distincts :

  • l’hébergeur a eu « effectivement connaissance » du caractère illicite des activités ou des informations fournies par son client, ou « de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère », ou
  • « dès le moment où » l’hébergeur a eu cette connaissance, il n’a pas agi « promptement pour retirer [les] données ou en rendre l’accès impossible ».

Dans le premier cas, et sous réserve que le demandeur rapporte la preuve de la connaissance effective par l’hébergeur de l’existence mais également de l’illicéité du contenu ou de l’activité de son client, la responsabilité du prestataire technique est engagée. Dans le second cas, le fait générateur de responsabilité est exclusivement le défaut de promptitude à avoir rendu l’accès impossible à un contenu « illicite », cette illicéité étant donc une condition préalable de la responsabilité de l’hébergeur.

A cet égard, l’article 6.I.5 de la LCEN énonce que l’hébergeur est présumé avoir connaissance des faits « litigieux » lorsque l’existence de ceux-ci lui est notifiée par un tiers, sous réserve que ladite notification réponde aux exigences de forme et de fond prévues par la loi, notamment « les motifs pour lesquels le contenu doit être retiré, comprenant la mention des dispositions légales et des justifications de faits ». La question est alors de savoir si la référence aux « faits litigieux » figurant à l’article 6.I.5 est une imprécision législative qui assimile ceux-ci à un contenu « illicite », ou si, au contraire, la simple notification de l’existence de faits ou de contenus litigieux imputables à un client de l’hébergeur requiert encore que soit apprécié, voire démontré, le caractère « illicite » des faits ou du contenu en cause.

La première lecture conduirait à considérer que la LCEN prévoit ce que les anglophones désignent par l’expression explicite de « notice and take down » : la réception d’une notification comprenant les informations visées par la loi (« notice »), sans appréciation de leur pertinence, emporterait obligation de retrait (« take down ») avec promptitude. En revanche, selon une seconde analyse, la connaissance de faits « litigieux », présumée par la notification, n’établirait pas pour autant qu’ils sont « illicites », mais seulement qu’ils sont dénoncés comme tels. A la réception d’une notification, il appartiendrait donc à l’hébergeur d’examiner les faits « litigieux » pour rechercher s’ils sont « illicites » et, dans l’affirmative, de procéder « promptement » au retrait du contenu dénoncé. La procédure prévue par la loi serait donc un « notice and takedown…or not », la loi opérant une sorte de délégation du rôle du juge à l’hébergeur, avec cette nuance que le second sera responsable des erreurs d’appréciation qu’il commettrait.

Une réserve d’interprétation énoncée au considérant 9 de la décision du Conseil Constitutionnel du 10 juin 2004 conforte cette seconde lecture de la LCEN, puisque la Cour suprême estime que la responsabilité d’un hébergeur qui n’aurait pas retiré une information « dénoncée comme illicite par un tiers » ne pourrait être engagée si cette information ne présente pas « manifestement » un tel caractère, ou si son retrait n’a pas été ordonné par un juge. A compter de la notification, l’obligation faite à l’hébergeur est donc bien d’apprécier le caractère manifeste de l’illicéité alléguée, et non celle de retirer purement et simplement le contenu… litigieux : la notification ne sert qu’à donner naissance à l’obligation légale, pour l’hébergeur, de se prendre pour un magistrat. Mais la réserve constitutionnelle porte un second enseignement de taille : s’il appartient à l’hébergeur de juger de l’illicéité d’un contenu dénoncé comme tel, le Conseil Constitutionnel limite ce rôle risqué aux seuls contenus « manifestement » illicites.

L’hébergeur, juge des référés d’un contenu manifestement illicite ?

Au-delà de l’affaire soumise à l’appréciation du Président du TGI de Toulouse[3], la question est alors de savoir comment l’hébergeur va procéder à l’appréciation du caractère manifeste de l’illicéité alléguée, la loi ne disant mot sur des conditions dans lesquelles il lui incombe de jouer les juges.

A cet égard, il convient de rappeler que, selon la loi, certains contenus ont intrinsèquement un caractère « manifestement illicite », en faisant obligation aux hébergeurs de « mettre en place un dispositif facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à leur connaissance » – autrement dit de notifier, sans formalités - les contenus relevant de « l’apologie des crimes contre l’humanité, de l’incitation à la haine raciale ainsi que de la pornographie enfantine », ou incitant à la commission d’actes de terrorisme, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap, ou à des discriminations fondées sur les critères visés par la loi[4], et ce « compte tenu de l’intérêt général attaché à la répression » de tels agissements. Dans ces hypothèses, l’hébergeur n’a pas à apprécier le caractère manifestement illicite du contenu, mais seulement à répondre à la question suivante : le contenu notifié relève-t-il, ou non, de la liste légale. Dans l’affirmative, il lui appartient de le supprimer « promptement ». En revanche, pour tous les autres contenus, la question de savoir comment l’hébergeur doit définir s’ils sont, ou non, « manifestement illicites » demeure. Or, ce qui est « manifeste » est « de toute évidence ». L’expression renvoie spontanément au rôle du juge des référés, « juge de l’évident et de l’incontestable »[5]. Autrement dit, déterminer comment le juge des référés distingue l’évident - donc le manifeste - de l’obscur pourrait permettre d’établir comment l’hébergeur devrait procéder à cette tâche, lorsque l’existence d’un contenu litigieux sur son service lui est notifiée.

Pour le juge des référés, l’évidence sera établie lorsque le droit revendiqué par le demandeur ne souffrira « d’aucune contestation sérieuse », laquelle « survient lorsque l’un des moyens de défense opposé aux prétentions du demandeur n’apparaît pas immédiatement vain et laisse subsister un doute sur le sens de la décision au fond qui pourrait éventuellement intervenir par la suite sur ce point si les parties entendaient saisir les juges du fond »[6]. De ce qui précède, il appert que « l’appréciation de l’existence d’une contestation sérieuse, de l’évidence du droit revendiqué, est nécessairement contradictoire et suppose la confrontation des moyens et preuves des parties. C’est, en effet, la vanité des moyens de défense, par rapport à la valeur de ceux du demandeur, qui s’oppose à l’existence d’une contestation sérieuse »[7].

En référé, l’évidence s’apprécie donc à l’aune de la confrontation des moyens des parties. En ce qui concerne l’hébergeur, et dès lors que la seule obligation lui incombant à la réception d’une notification étant d’accomplir les diligences nécessaires pour déterminer le caractère « manifestement illicite » - ou non - d’un contenu dénoncé comme tel, ne devrait-il pas, avant tout retrait, solliciter son client pour connaître sa position sur l’illicéité alléguée ? Une fois celle-ci connue, l’hébergeur serait en mesure d’apprécier la réalité du caractère « manifestement illicite » du contenu « litigieux », et donc d’en avoir ainsi connaissance. A défaut, la LCEN reviendrait à exiger de la part de l’hébergeur ce que l’on n’attend pas du juge des référés. D’autant que, théoriquement au moins, supprimer un contenu sur la seule foi d’une notification serait susceptible d’engager la responsabilité de l’hébergeur vis-à-vis de son client, pour avoir manqué à la prestation caractéristique qu’il lui fournit (héberger un contenu), si le contenu litigieux devait ne pas s’avérer, in fine, manifestement illicite.

De la décision de retrait à la promptitude de son exécution

SS’il peut subsister un doute quant à la méthode que l’hébergeur est tenu de mettre en œuvre pour apprécier le caractère manifestement illicite d’un contenu litigieux, il n’en demeure pas moins qu’aux termes de la réserve d’interprétation formulée par le Conseil Constitutionnel, qui s’impose aux juridictions[8], la responsabilité de l’hébergeur suite à la réception d’une notification ne pourra être engagée que pour deux fautes par essence exclusives l’une de l’autre :

  • • avoir maintenu un contenu litigieux en ligne sans avoir recherché le caractère « manifestement illicite » du contenu dénoncé[9], ou en ayant considéré comme licite un contenu qui ne le serait « manifestement » pas, au yeux du juge, ou
  • avoir tardé à retirer le contenu dénoncé, après l’avoir jugé manifestement illicite.

Dans cette seconde hypothèse, le débat se cantonnera par définition à la seule question de savoir si le retrait aura été effectué promptement, ce qui n’est pas sans risques, à en juger par la motivation retenue dans l’ordonnance commentée. Dans l’affaire Krim K. / Pierre G., après avoir relevé que le courrier de mise en demeure avait été distribué le vendredi 8 février 2008, la juridiction a en effet considéré que la suppression des données litigieuses, « pour pouvoir être qualifiée de prompte aurait dû avoir lieu dès le 8 février ».

Selon cette décision, « promptement » et « immédiatement » sont donc synonymes. D’un point de vue sémantique, même si l’adverbe “immédiatement” n’est pas le premier synonyme de “promptement”, ce terme reçoit une définition suffisamment floue pour que l’assimilation opérée par la juridiction toulousaine puisse être à l’abri de la critique. D’un point de vue factuel, en revanche, il est peut-être par trop rigoureux de reprocher à un hébergeur de ne pas avoir traité un courrier recommandé parvenu un vendredi (le 8 février), a fortiori si le notifiant avait la possibilité de contacter l’hébergeur par courriel.

En pratique, enfin, il n’est pas rare que les hébergeurs passent outre l’obligation de recherche et d’appréciation du caractère manifestement illicite du contenu litigieux, et procèdent directement au retrait de ce dernier. Un tel choix peut avoir pour origine l’ignorance de l’existence ou de la portée de la réserve d’interprétation constitutionnelle, et/ou le fait que, indépendamment du point de savoir si la notification est ou non fondée, un calcul coût/avantage présume que la probabilité que le fournisseur de contenu engage la responsabilité de l’hébergeur, suite au retrait, est éminemment théorique. Or, cette pratique, qui revient à être plus légaliste que la loi, en appliquant une procédure de « notice and take down » que la LCEN ne prévoit pas, pourrait paradoxalement s’avérer risquée pour l’hébergeur, dès lors que la notion de promptitude se confond avec celle d’immédiateté. En effet, le retrait effectué dès réception de la notification suppose que le caractère manifestement illicite du contenu notifié a été apprécié et retenu par l’hébergeur, puisqu’à défaut, ce dernier n’a pas de raison légitime de mettre un terme à la prestation caractéristique qu’il fournit à son client[10] : la mise à disposition du contenu. Partant, si, subséquemment au retrait, le notifiant engage la responsabilité de l’hébergeur du fait d’un retrait insuffisamment prompt, l’hébergeur n’a plus, alors, le loisir de contester a posteriori le caractère « manifestement » illicite du contenu litigieux, lequel est établi par le fait même du retrait. La mise en œuvre de sa responsabilité devient donc exclusivement tributaire de l’interprétation par le juge saisi de la promptitude de l’hébergeur, alors même que si l’illicéité est par hypothèse probable[11], son caractère manifeste, lui, aurait pu donner lieu à un débat dont l’issue exonérerait l’hébergeur.

Notes

[1] La décision commentée n’en disant mot, il sera présumé que ledit Krim K mit préalablement en demeure l’éditeur du site de supprimer le contenu en cause, et qu’il motiva les deux recommandés, en substance, suivant les termes de l’assignation qui allait les suivre.

[2] Le courrier recommandé fut distribué le vendredi 8 février, et le contenu fut rendu inaccessible le mardi 12.

[3] En l’espèce, l’illicéité - manifeste ou non - des contenus ne fut pas débattue, et l’ordonnance la tient pour acquise, semble-t-il, du seul fait qu’ils fassent état d’éléments relevant de la vie privée de Krim K. Une autre piste eut pu être la violation du secret de l’instruction : « la plupart du temps, les journalistes se trouveront en possession des documents litigieux [extraits d’une instruction] à la suite, soit d’une violation du secret de l’instruction (par l’une des personnes qui y est tenue), soit d’une violation du secret professionnel (par l’avocat d’une partie), soit du délit instauré à l’article 114-1 du Code de procédure pénale (par la partie elle-même) » : Virginie Peltier, JurisClasseur Pénal Code, art. 226-13 et 226-14, n°56, qui ajoute « néanmoins, même s’il est très vraisemblable que, quatre-vingt dix-neuf fois sur cent, les journalistes disposeront des pièces de la procédure en raison de la commission de l’une de ces trois infractions (de sorte que la provenance des documents sera nécessairement délictuelle (…)), il est impossible de conclure avec certitude qu’il en sera toujours ainsi, [ce qui entérinerait] alors une atteinte à la présomption d’innocence (…) et à l’interprétation stricte de la loi pénale (J.-P. Delmas Saint-Hilaire : Rev. sc. crim. 2002, p. 594) ».

[4] cf. art. 227-23 du code pénal.

[5] Selon l’expression de Monsieur le Premier Président Drai, Le référé dans la société en 1980, in Journée d’études, TGI Paris 1980.

[6] JurisClasseur Procédure civile, Fasc. 471 : RÉFÉRÉS, n°25, par Me Xavier Vuitton.

[7] Me Xavier Vuitton, op. cit., n°26, citant Normand, RTD civ. 1979, p. 655. ; M. Malaurie, Le référé-concurrence : JCP G 1993, I, 3637, n° 14 ; S. Guinchard, Droit et pratique de la procédure civile : Dalloz Action 1998, n°1047.

[8] Art. 62 de la Constitution.

[9] Par exemple en ayant tardé à solliciter du fournisseur du contenu ses arguments en réponse à la notification reçue, ou en ayant tardé à qualifier l’illicéité manifeste du contenu, à l’aune des informations communiquées par celui qui l’aurait fourni.

[10] Hormis le respect d’un principe de prudence conventionnellement prévu avec lui.

[11] Dans le cas contraire, le notifiant ne se risquerait pas à une procédure judiciaire.