Comme le signalait le Petit Musée des Marques le 5 août dernier, le troisième chapitre de la loi n°2008-776 de modernisation de l’économie, consacré au « développement de l’économie de l’immatériel » est venu préciser une disposition introduite neuf mois plus tôt par la loi n°2007-1544 du 29 octobre 2007 de lutte contre la contrefaçon, consacrée à la détermination des tribunaux compétents pour connaître des litiges afférents à la propriété littéraire et artistique. Reste à savoir ce que réserve cet erratum législatif.

Pour mémoire, la France compte différentes juridictions, en fonction de la matière juridique concernée ou de l’enjeu pécuniaire du litige : tribunal de grande instance (TGI), tribunal de commerce, conseil de prud’hommes (CPH), tribunal paritaire des baux ruraux, etc, etc. Parmi celles-ci, les tribunaux de grande instance constituent, par principe, la juridiction de « droit commun », tandis que les autres juridictions sont compétentes par exception, selon les dispositions des lois qui les régissent[1] :

Le tribunal de grande instance connaît de toutes les affaires civiles et commerciales pour lesquelles compétence n’est pas attribuée, en raison de leur nature ou du montant de la demande, à une autre juridiction.[2]

Jusqu’au 27 octobre 2007, si certains contentieux liés à la propriété intellectuelle[3] étaient attribués à des juridictions spécialisées[4], les litiges concernant le droit d’auteur ou les droits voisins étaient soumis aux règles de compétence de droit commun. En conséquence, en application des textes mentionnés précédemment, les tribunaux de commerce étaient compétents pour connaître d’un litige entre deux sociétés commerciales, quand bien même l’enjeu juridique du débat traiterait-il exclusivement de droits d’auteur[5]. De même, dans un litige opposant un salarié à son employeur (par ex. un artiste-interprète à son producteur), la compétence pour le trancher revenait en principe aux conseils de prud’hommes. Or, plusieurs voix soutiennent, depuis quelques années et à tort ou à raison, que la technicité de la propriété intellectuelle justifierait que l’ensemble du contentieux y afférent soit confié à des juridiction spécialisées. Cette conclusion fut ainsi retenue, dès 2002, par le rapport d’information de la commission des lois du Sénat sur l’évolution des métiers de la justice[6].

A l’occasion de la transposition de la directive « contrefaçon », alors que le projet de loi correspondant envisageait une telle spécialisation pour les seuls dessins et modèles communautaires, le rapport n°420 de M. le sénateur Béteille préconisa d’étendre la solution à tout le contentieux de la propriété intellectuelle. Reprenant les précédents travaux parlementaires sur le sujet, le rapport motiva notamment cette extension par égard aux exigences afférentes à la compétitivité de la France sur le marché judiciaire européen :

Non seulement la spécialisation améliore le fonctionnement de l’institution judiciaire, mais elle est, en plus, un élément essentiel du rayonnement du droit français dans le monde et de l’attractivité juridique du territoire français.
Ainsi la spécialisation d’une juridiction, par exemple le tribunal de grande instance de Paris dans le domaine de la propriété intellectuelle, valorise son activité judiciaire par rapport à d’autres systèmes étrangers, et favorise ainsi l’installation de certaines grandes entreprises, confiantes dans une justice d’excellence et hautement spécialisée. (…)
Inversement, il s’agit de protéger les intérêts des entreprises françaises installées dans notre pays qui aspirent à bénéficier, en France, d’un système juridictionnel efficace. (…) Pour toutes ces raisons, votre commission vous propose d’aller plus loin que le présent projet de loi. Les tribunaux de commerce demeurent aujourd’hui compétents en matière de propriété littéraire et artistique et de dessins et modèles nationaux. Or, d’une part, ils ont perdu la compétence en matière de marques nationales en 1964 et ne l’ont jamais eue en matière de marques communautaires depuis 2002. D’autre part, le texte ne prévoit pas davantage de leur confier la compétence des dessins et modèles communautaires. Sans méconnaître les qualités propres à la justice consulaire (compétence, rapidité, connaissances économiques…), il convient de transférer ce contentieux aux tribunaux de grande instance à titre exclusif. Ces derniers regrouperaient ainsi l’ensemble du contentieux de la propriété intellectuelle.

Dans son rapport devant l’Assemblée Nationale[7], M. le député Gosselin rejoignit ces conclusions, y ajoutant - à titre de perspectives - de modifier les règles de mobilité des magistrats, afin que l’expertise acquise à la faveur de l’expérience ne soit pas gâchée par de trop brusques mutations. La concordance des deux chambres semblait donc en passe d’offrir aux justiciables une solution claire quant à la détermination du juge compétent lorsqu’un droit de propriété intellectuelle est l’objet d’un litige. Les dispositions censées traduire ces intentions dans le code ne furent cependant pas aussi limpides.

D’un côté, l’article L. 211-10 du COJ fut modifié comme suit :

Des tribunaux de grande instance spécialement désignés connaissent des actions en matière de propriété littéraire et artistique, de dessins et modèles, de brevets d’invention, de certificats d’utilité, de certificats complémentaires de protection, de topographie de produits semi-conducteurs, d’obtentions végétales et de marques, dans les cas et conditions prévus par le code de la propriété intellectuelle.

En écho, et au moins en ce qui concerne la propriété littéraire et artistique, les « cas et conditions prévus par le code de la propriété intellectuelle » furent énoncés à l’article L. 331-1 modifié :

Toutes les contestations relatives à l’application des dispositions de la première partie du présent code qui relèvent des juridictions de l’ordre judiciaire sont portées devant les tribunaux compétents, sans préjudice du droit pour la partie lésée de se pourvoir devant la juridiction répressive dans les termes du droit commun. (…) (alinéa 1)
Les tribunaux de grande instance appelés à connaître des actions et des demandes en matière de propriété littéraire et artistique, y compris lorsque ces actions et demandes portent à la fois sur une question de propriété littéraire et artistique et sur une question connexe de concurrence déloyale, sont déterminés par voie réglementaire. (alinéa 4)

Selon une première lecture, en disposant que « toutes les contestations relatives à l’application des dispositions de la première partie du présent code » - c’est-à-dire la propriété littéraire et artistique - « qui relèvent des juridictions de l’ordre judiciaire sont portées devant les tribunaux compétents », le premier alinéa de ce texte ne changea en rien le droit antérieur : tant les tribunaux de commerce que les conseils de prud’homme pouvaient connaître des litiges afférents à la propriété littéraire lorsqu’un texte leur conférait une compétence exclusive par rapport au tribunaux de grande instance[8]. Mais le quatrième alinéa du même texte informait toutefois le justiciable de ce qu’une short list de TGI serait fixée par décret, ou par arrêté, ce qui ne manqua pas de donner naissance à des divergences d’interprétation de la solution d’ensemble. Ainsi, à s’en tenir à la lettre du texte, tous les tribunaux de commerce ou les CPH pouvaient connaître d’affaires concernant la propriété littéraire et artistique, selon les règles régissant les compétences de ces deux juridictions. En revanche, et dans les affaires où les juridictions précitées n’auraient pas eu une compétence exclusive[9], seuls certains TGI désignés par le Gouvernement eussent été compétents.

Une autre lecture, assise sur l’intention univoque du législateur, consistait à considérer que l’alinéa 4 du nouveau texte venait préciser ce que l’alinéa 1 entendait par l’expression « tribunaux compétents »[10]. Suivant cette logique un peu particulière, la loi aurait donc pu être résumée comme suit : « les tribunaux compétents en matière de propriété littéraire et artistiques sont les tribunaux compétents, c’est-à-dire certains TGI, et c’est tout ». Cette ambiguïté n’allait pas manquer de compliquer la tâche des plaideurs, en offrant à leur contradicteur un point de discussion procédural supplémentaire : qu’une partie assignât au tribunal de commerce, invoquant la lettre du texte, et l’autre ne manquerait pas de lui opposer l’incompétence de cette juridiction, en se fondant sur l’esprit de la loi… et inversement, bien entendu. Bref, le nouvel article L. 331-1 offrit un bel exemple d’« insécurité juridique ».

C’est donc non sans opportunité que M. le député Ciotti profita du projet de loi de modernisation de l’économie pour suggérer, par le biais d’un amendement, une nouvelle modification de l’article L. 331-1, neuf mois après sa dernière révision. L’article L. 331-1 (re)modifié dispose donc, désormais, que :

Toutes les contestations relatives à l’application des dispositions de la première partie du présent code qui relèvent des juridictions de l’ordre judiciaire sont exclusivement portées devant les tribunaux compétents de grande instance (…). (alinéa 1)
Les tribunaux de grande instance appelés à connaître des actions et des demandes en matière de propriété littéraire et artistique, y compris lorsque ces actions et demandes portent à la fois sur une question de propriété littéraire et artistique et sur une question connexe de concurrence déloyale, sont déterminés par voie réglementaire. (alinéa 4)

La lettre et l’esprit du texte sont ainsi a priori unifiés : à présent, tout le monde est censé plaider devant le TGI.

Néanmoins, il faut bien admettre que la clarification opérée laisse subsister quelques réserves, aussi bien juridiques, que matérielles. Première interrogation, liée à la portée du texte. A s’en tenir au premier alinéa, les TGI sont compétents à titre exclusif en matière de propriété littéraire et artistique. Fort bien. Sauf que le quatrième alinéa, lui, maintient que seuls certains TGI, déterminés par voie réglementaire, ont une telle compétence. Dès lors, en attendant que le décret ou l’arrêté idoine soit pris[11], doit on considérer que tous les TGI du territoire sont exclusivement compétents, ou - au contraire - que le droit commun, et donc la ventilation TGI / tribunaux de commerce / CPH continue à s’appliquer ? Cette difficulté devrait néanmoins être résolue à court ou moyen terme, selon le degré de diligence du ou des ministères concernés.

Seconde interrogation : pour n’évoquer que la troisième chambre du TGI de Paris, qui connait des bisbilles de la propriété intellectuelle, nombreux sont ceux qui se lamentent du temps pris par l’estimée juridiction pour statuer sur le sort de leurs clients. Dès lors, un tribunal à ce point sollicité ne saurait accueillir sereinement les nouvelles affaires qui lui sont promises par la modification de l’article L. 331-1, sans voir ses rangs nourris par de prompts renforts. En d’autres termes, si - par impossible - les ressources humaines nécessaires n’étaient pas affectées aux TGI choisis par le pouvoir réglementaire, il y aurait tout lieu de craindre que les bienfaits escomptés par la LME sur la compétitivité des tribunaux français en matière de propriété intellectuelle resteraient un vœu pieu, tant les justiciables relativisent la vigueur de leurs droits lorsqu’il leur faut attendre de nombreux mois pour que l’autorité judiciaire les fasse respecter.

Notes

[1] Ainsi, la compétence du tribunal de commerce est définie par les articles L. 721-1 et s. du code de commerce, tandis que celle des conseils de prud’hommes est prévue par les articles L. 1411-1 et s. du code du travail.

[2] Art. L. 211-3 du COJ.

[3] Qui comprend la PLA et la propriété industrielle.

[4] Notamment le contentieux des brevets, y compris en matière sociale.

[5] Par exemple, supposons un litige entre un producteur audiovisuel et un diffuseur télévisuel, quant à l’étendue des droits cédés par le premier au second.

[6] Recommandation n°37.

[7] cf. notamment les commentaires afférents à l’article 41 (nouveau).

[8] Par exemple, dans le cas d’un litige entre deux sociétés commerciales.

[9] Par exemple, entre une société commerciale (par exemple un éditeur) et un auteur (lequel n’est juridiquement pas commerçant).

[10] En ce sens, cf. Patrice de Candé et Guillaume Marchais, La loi n° 2007-1549 du 29 octobre 2007 de lutte contre la contrefaçon : une harmonisation bienvenue des moyens de lutte contre la contrefaçon, Prop. Intell. n°26.

[11] Précisons que ceux prévus par la loi du 27 octobre 2007 n’avaient toujours pas été pris avant que l’article soit modifié par la LME.