C’est la question qui surgit à la lecture de deux récents arrêts par lesquels la Cour de cassation juge qu’un consommateur fondant une action sur la copie privée est irrecevable à agir. Les faits de chacune des deux affaires sont similaires : deux consommateurs font l’acquisition pour l’un d’un DVD du film « Mulholland Drive », pour l’autre d’un CD de Phil Collins. De retour chez eux, ils constatent la présence d’un dispositif anti-copie sur le DVD/CD qu’ils ont acquis. Le premier ne peut pas copier son DVD sur une cassette VHS, et le second ne peut pas copier son CD sur le disque dur de son ordinateur. Les deux consommateurs décident alors d’assigner les producteurs du DVD pour le premier et du CD pour le second.

« Pas de droit, pas d’action », ou l’absence d’un intérêt légitime

Après plus de cinq années de procédure, la Cour de cassation a jugé les 19 juin et 28 novembre 2008 que la copie privée ne serait pas un droit mais une exception, et qu’elle ne constituerait donc pas un intérêt légitime susceptible de fonder une action en justice. Une action fondée sur la copie privée à titre principal est ainsi « irrecevable ». La copie privée resterait néanmoins opposable en défense par un consommateur poursuivi pour contrefaçon[1].

Juridiquement, la recevabilité est le droit pour une personne de saisir un tribunal d’une prétention qu’il forme à l’égard d’un adversaire. Lorsque le juge se prononce sur la recevabilité il ne statue pas sur la validité et la pertinence des arguments de chacune des parties (ce qu’on appelle le bien fondé de l’action), mais uniquement sur le point suivant : le demandeur a-t-il le droit de saisir un juge de sa demande ? Le droit de porter une prétention devant un juge est en effet soumis à une condition : la personne qui agit en justice doit avoir un « intérêt légitime » au succès de sa prétention[2]. C’est-à-dire que son action doit être destinée à lui procurer un avantage légitime. A défaut son action est irrecevable.

En l’espèce, la Cour de cassation indique que l’intérêt légitime doit être un intérêt « juridiquement » (arrêt du 19 juin) ou « légalement » (arrêt du 28 novembre) protégé. Cette formule suggère que l’intérêt légitime doit consister en un droit. Or, la Cour de cassation juge que la copie privée n’est pas un droit. Partant, elle ne constitue pas un intérêt légitime et ne peut pas fonder une action. CQFD. La cour d’appel de Paris, dont les arrêts firent l’objet des pourvois ayant donné lieu aux décisions de la Cour de cassation, avait résumé cette règle selon l’adage classique, plus prosaïque et plus parlant : « pas de droit, pas d’action »[3].

Au regard de la procédure civile, cette solution suscite une certaine perplexité. Une jurisprudence constante et fournie retient en effet une position exactement inverse, en jugeant que « l’existence du droit invoqué par le demandeur n’est pas une condition de recevabilité de son action mais de son succès »[4]. L’idée est ici que l’existence d’un droit ou, comme en l’espèce, son inexistence, ont trait au fondement de l’action, c’est-à-dire aux arguments développés par les parties pour appuyer leurs prétentions. L’intérêt à former une prétention et à la porter devant un juge (la recevabilité) ne dépend donc pas, du moins en théorie, de la pertinence des moyens invoqués à son soutien (le bien fondé).

Quoiqu’il en soit, en matière de copie privée, la Cour de cassation ne partage manifestement pas ce raisonnement et affirme que celle-ci ne constitue pas un droit susceptible de fonder une action à titre principal. C’est-à-dire qu’une personne n’est pas recevable à agir sur le fondement de l’article L.122-5 du Code de la propriété intellectuelle à l’encontre d’un auteur ou d’un ayant droit qui lui interdirait d’effectuer une copie privée de son œuvre.

Cette solution semblera peu satisfaisante à l’amateur de cinéma ou de musique qui a fait l’acquisition d’un DVD ou d’un CD et qui ne peut pas le copier. Elle est aussi troublante dans son principe puisqu’ici ce n’est pas seulement le « droit » de copier qui est refusé au consommateur, mais le droit au juge.

Certes, la loi du 1er août 2006 dite DADVSI a introduit dans le Code de la propriété intellectuelle la possibilité pour le consommateur de saisir l’Autorité de Régulation des Mesures Techniques (ARMT), autorité administrative indépendante chargée de veiller sur les modalités de mise en œuvre des mesures techniques de protection, d’un différend qui l’opposerait à un titulaire de droit interdisant la copie privée par le biais d’un dispositif technique. Cette possibilité n’était cependant pas ouverte aux consommateurs dans les affaires « Mulholland » et « Phil Collins », puisque les faits étaient antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi DADVSI. Au demeurant, cette nouvelle voie procédurale n’a pas encore convaincu les plaideurs. Au 26 Novembre 2008, l’ARMT indiquait n’avoir été saisie d’aucun recours depuis sa création[5].

Le serait-elle que l’une des premières questions qu’elle pourrait avoir à trancher serait celle de la… recevabilité d’une telle saisine ! L’article R.331-15 du Code de la propriété intellectuelle dispose en effet que l’ARMT peut rejeter pour irrecevabilité une demande lorsque son auteur ne justifie pas d’un intérêt à agir. Or, les décisions de l’ARMT sont soumises au contrôle de la cour d’appel de Paris, et donc in fine à celui de la Cour de cassation, qui ont toutes deux jugé qu’une demande fondée sur l’exception de copie privée ne constitue pas un intérêt légitime…

Il sera donc intéressant d’observer si l’ARMT adopte une position similaire à celle adoptée par la Cour de cassation en juin et novembre dernier, en déclarant irrecevables les recours formés par des consommateurs qui ne peuvent réaliser une copie privée, en ce que cette solution remettrait directement en cause sa mission de régulation des différends entre consommateurs et titulaires de droits. L’ARMT pourrait au contraire revenir à une acception plus classique de la notion d’intérêt à agir, lequel ne serait pas subordonné à la démonstration d’un « droit à la copie privée »… mais au risque, alors, de discréditer la position la plus récente de la Cour de cassation.

Un préjudice, une faute, ou l’intérêt légitime retrouvé

Les développements qui suivent relèvent plus d’un jeu intellectuel que d’une véritable analyse juridique. Ils ne portent pas sur les recours formés devant l’ARMT dont la position sur la question de la recevabilité n’est pas encore connue. En prenant en compte les règles nouvellement fixées par la Cour de cassation pour exercer une action recevable en matière de copie privée, le consommateur qui se voit interdire d’effectuer une copie privée dispose-t-il, en dehors de l’article L.122-5 du Code de la propriété intellectuelle, d’un droit légalement protégé sur lequel il pourrait fonder une action devant les tribunaux ?

Les articles 1382 et 1383 du code civil posent en principe général que toute personne qui souffre un préjudice à raison de la faute d’autrui dispose d’un droit à réparation qu’elle peut opposer à la personne qui a causé ce préjudice, y compris par négligence. Si l’auteur ou ses ayants droit ne violent pas un « droit » du consommateur en interdisant la copie privée, il pourrait néanmoins être soutenu qu’ils lui causent un préjudice et que ce préjudice est le résultat d’une faute. Sur ce fondement, le consommateur disposerait d’un droit à réparation « juridiquement » ou « légalement » protégé par le code civil. C’est-à-dire qu’il disposerait d’un intérêt légitime à invoquer lui ouvrant la voie d’une action recevable.

En théorie, le simple fait de se fonder sur le droit à réparation des articles 1382 et 1383 du code civil devrait suffire à constituer un intérêt légitime, puisqu’il est juridiquement protégé. Mais essayons de justifier le recours à ces articles en envisageant la nature du préjudice qui pourrait être subi par le consommateur et de la faute qui pourrait être commise par les ayants droit.

Si le consommateur n’est pas titulaire d’un droit, quelle faculté exerce-t-il lorsqu’il effectue une copie à titre privé, et de quoi est-il privé lorsqu’on lui interdit de réaliser de telles copies ? La réponse, complexe, peut être synthétisée comme suit :

le consommateur ne peut pas se prévaloir d’un ‘’droit à la copie privée’’. Il n’a donc pas un droit subjectif, dans son patrimoine, qu’il peut opposer au titulaire des droits. S’il est libre de réaliser une copie privée, il n’en est pas, pour autant, titulaire d’un droit subjectif à copier. La liberté ne se métamorphose pas automatiquement en droit subjectif ![6]

La copie privée serait donc une simple liberté. Cette liberté ne constitue pas un « droit opposable » à l’auteur d’une œuvre ou à ses ayants droit. Un consommateur ne peut donc pas exiger d’un auteur que ce dernier lui donne les moyens de réaliser une copie privée (par exemple, en diffusant son œuvre sur un support aisément copiable). Inversement, rien ne prohibe la copie privée. Une personne qui réalise cet acte ne viole aucune loi. Chacun est libre de réaliser ou non la copie d’une œuvre à des fins privées. Il pourrait donc être soutenu qu’en interdisant la copie privée, l’auteur ou ses ayants droit portent atteinte à cette liberté du consommateur et lui causent un préjudice.

La liberté d’effectuer des copies à des fins privées fait l’objet d’une reconnaissance législative et d’une certaine forme de protection contre les atteintes qui pourraient lui être portées. L’article L.122-5 du code de la propriété intellectuelle dispose ainsi que « Lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire : (…) 2° Les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective (…) ». Il en résulte que l’auteur n’a pas le droit d’interdire la copie privée. Il n’en a pas non plus la liberté puisque le Code de la propriété intellectuelle contient une interdiction expresse. C’est, en quelque sorte, une obligation de ne pas porter atteinte à la liberté du consommateur de réaliser une copie à des fins privées.

Il en résulte que l’auteur n’a pas le droit d’interdire la copie privée. Il n’en a pas non plus la liberté (je vous vois venir) puisque le Code de la propriété intellectuelle contient une interdiction expresse. C’est, en quelque sorte, une obligation de ne pas porter atteinte à la liberté du consommateur de réaliser une copie à des fins privées.

Bien entendu, les aspects brièvement développés ci-dessus ne présagent en rien de l’existence d’un préjudice ou de la réalité d’une faute. Néanmoins, le consommateur peut le soutenir. Dans cette hypothèse, le consommateur pourrait fonder son action sur le droit à réparation qui lui est reconnu par les articles 1382 et 1383 du Code civil, en raison de l’atteinte portée à l’une de ses libertés. Son action serait alors fondée sur un droit «juridiquement » ou « légalement » protégé par le code civil et son action serait recevable. Une action exercée sur le fondement des articles 1382 et 1383 du Code civil serait-elle pour autant bien fondée ? C’est un autre débat, à trancher par… le juge !

Notes

[1] Mais réaliser une copie privée d’une œuvre protégée par un dispositif anti-copie supposerait cependant de faire sauter ledit dispositif, ce qui est une infraction pénalement sanctionnée.

[2] Article 31 du code de procédure civile.

[3] 4 avril et 20 juin 2007.

[4] Civ., 3ème, 18 juin 2008, pourvoi 07-14852 ; Civ., 2ème, 18 octobre 2007, pourvoi 06-19677 ; Civ., 3ème, 1er avril 2003, pourvoi 02-10096 ; Civ., 3ème, 27 janvier 1999, Bull. 1999, III, N° 19.

[5] ARMT, Rapport Annuel 2008, décembre 2008, p. 31.

[6] Citation du Professeur Caron que je prie de m’excuser, car elle est sortie de son contexte. C. Caron, ”Affaire Mulholland Drive : suite et (peut-être) épilogue !’’, CCE n° 5, Mai 2007, comm. 68.