… en réponse au blogueur Autheuil, qui publiait hier, sur Slate, un réquisitoire sur la faisabilité d’un projet de licence légale applicable à l’utilisation de musique sur Internet. Le principe d’une licence légale - ou « globale », ce qui est moins juridique, et donc plus vendeur - consiste, pour la loi, à convertir le droit d’autoriser ou d’interdire que cette dernière reconnait aux auteurs, interprètes, et producteurs en un droit à rémunération. Concrètement, un ayant droit ne pourrait plus interdire l’exploitation de son oeuvre, de son interprétation, ou de son phonogramme sur Internet ; une telle exploitation ne lui donnerait « que » le droit d’être payé en contrepartie (ce qui, par les temps qui courent, serait déjà bienvenu).

[cette licence] concerne tous les catalogues et tous les ayant-droits. On raisonne au niveau mondial, pas au niveau franco-français. Rien que ça, déjà, ça tue le système. Si les majors étrangères refusent le système, elles attaquent en justice et gagnent car cette solution est illégale. Elle viole allègrement le droit de la propriété intellectuelle, en imposant une collectivisation obligatoire des droits de propriété littéraire et artistique. Cela touche autant le droit moral que les droits patrimoniaux.

Le premier argument, tiré de la dimension internationale de la licence concernée, est apparemment le plus pertinent. Les traités OMPI respectivement consacrés au droit d’auteur d’une part, et aux droits des artistes interprètes et des producteurs de phonogrammes, d’autre part, adoptés à Genève le 20 décembre 1996, reconnaissent en effet à chacun de ces acteurs de la création le « droit exclusif d’autoriser » - et donc d’interdire - la mise à disposition de leur oeuvre, interprétation, ou phonogramme sur Internet[1].
Cependant, ces mêmes textes prévoient également la possibilité de convertir ce droit exclusif en un droit à rémunération, notamment pour la diffusion des oeuvres sur Internet[2]. D’ailleurs, le droit français connait déjà deslicences légales, que ce soit en matière de prêt des oeuvres littéraire en bibliothèque (et donc de droit d’auteur) ou en matière de radiodiffusion de phonogrammes du commerce (et donc de droits voisins). L’argument tiré d’une contrariété de la licence « globale » aux engagements internationaux de la France est ainsi inopérant.

Une éventuelle objection tirée d’une violation du droit moral ne résiste pas plus à l’examen. D’abord, parce que la seule prérogative du droit moral susceptible de s’appliquer ici serait le droit de divulgation. Or, ce dernier n’est pas consacré au niveau international, ce qui laisse donc toute latitude au législateur national à son égard, notamment celle d’en réduire ou d’en supprimer l’exercice au regard des oeuvres diffusées sur Internet. Ensuite, parce qu’une licence légale n’est pas en elle-même incompatible avec l’existence comme l’exercice du droit de divulgation : il suffit qu’elle ne s’applique qu’aux oeuvres divulguées. C’est d’ailleurs ce qu’admet d’ores et déjà, implicitement, l’article L. 133-1 du code de la propriété intellectuelle, en ce qui concerne la licence légale applicable au droit de prêt en bibliothèque.

cette licence légale va aussi supprimer toute forme de contrôle de la diffusion d’une oeuvre. Toutes les clés de répartition des droits vont exploser. Je ne vous raconte pas le bazar que cela va causer, vu les tensions qui existent entre sociétés de perception des droits. Car vous n’avez pas que les droits d’auteurs, vous avez aussi les droits voisins… (…) Qui va répartir les droits ? selon quelles clés de répartition ? sous le contrôle de qui ? l’Etat aura son mot à dire. On comprend donc parfaitement que ni les sociétés d’ayant-droits, ni l’ensemble de l’industrie du divertissement aient envie de se lancer dans ce projet. C’est la fin de leur pouvoir si l’Etat est en mesure d’exercer un contrôle sur une part importante de leurs ressources financières. Sans leur accord et leur coopération, rien ne se fera.

Le « bazar » annoncé par Autheuil n’a pourtant rien de certain. Car, si au regard des principes, la conversion d’un droit d’autoriser en droit à rémunération est indubitablement un changement de paradigme[3], force est de constater qu’en pratique, l’exploitation tradtionnelle de la musique - c’est-à-dire sous forme de disques et de diffusion scénique ou radiophonique - revêt sous différents aspects, d’ores et déjà, les traits d’une licence « globale ».

Les auteurs membres de la SACEM[4] lui ont en effet confié la gestion de ceux de leurs droits correspondant aux exploitations principales de leurs oeuvres[5]. C’est donc la SAMCE qui exerce, seule, le « droit d’autoriser » les exploitations en cause. Or, la pratique de cette dernière n’est pas tant de vérifier que l’auteur (ou son éditeur) consente à ces exploitations principales, mais de percevoir le prix correspondant, qu’elle détermine. En d’autres termes, si l’utilisateur se voit oppposer un refus, c’est surtout parce qu’il aura refusé de s’acquitter du prix qui lui est demandé. On est donc d’ores et déjà, de fait, dans l’exercice d’un droit à rémunération.

Pour ce qui concerne les artistes-interprètes et les producteurs des phonogrammes, une licence légale existe d’ores et déjà (art. L. 214-1 du CPI) pour les diffusions radio de ces enregistrements et l’utilisation de ceux-ci dans certains programmes audiovisuels. En revanche, les droits de l’artiste comme de son producteur demeurent « exclusifs » quant à la distribution de supports physiques ou de fichiers numériques, ainsi qu’aux diffusions en streaming. Voila donc l’enjeu : les producteurs et distributeurs d’enregistrements - dont, évidemment, les major - pourraient-ils accepter de troquer leur droit exclusif contre un droit à rémunération, pour les exploitations qui en sont faites sur Internet ? Il y a lieu d’en douter, le droit exclusif offrant théoriquement la capacité de fixer le prix des biens qu’il grève.

Soit, si ce n’est que pour l’heure, le problème n’est pas tant de savoir à quel prix se vendraient les enregistrements musicaux, mais plutôt de tenter de rétablir l’existence d’un paiement, auprès de la majorité des « consommateurs », et notamment des plus jeunes d’entre eux. Autrement dit, le droit de vendre est, en lui-même, un peu chimérique, et pourrait bien le devenir pleinement dans les prochaines années. Par ailleurs, et en ce qui concerne les ventes numériques légales, l’uniformité des prix pratiqués par les plate-formes de téléchargement est telle que la détermination du prix de vente par l’ayant droit ne lui appartient sans doute plus vraiment. Dès lors, si la licence « globale » était un juron il y a encore quelques années, voire quelques mois, la réalité du marché aura peut-être raison des réticences qu’elle suscitait naguère.

Reste les doutes opérationnels formulés par Autheuil : « qui va répartir les droits ? selon quelles clés de répartition ? sous le contrôle de qui ? ». La SACEM, forte de l’importance de son taux de recouvrement, perçoit déjà, pour elle même comme en qualité de mandataire d’autres sociétés de gestion collective, les droits dus aux uns et aux autres, qu’elle reverse ensuite à des sociétés tierces, elles-mêmes en charge de procéder au partage auprès de chaque ayant droit qui en est membre. Elle semble donc toute désignée. Quant aux clés de répartition, celles-ci peuvent s’inspirer tout à la fois des solutions déjà dégagées pour la rémunération équitable ou la copie privée, ou des « usages » contractuels de l’industrie musicale : là encore, la négociation collective ferait son oeuvre.

Les progrès technologiques permettraient même un degré de précision dans les répartitions qui n’a encore jamais été atteint. Derrière un service de communication au public en ligne qui diffuse de la musique, sous une forme ou une autre, et au moins à titre principal, il y a nécessairement une base de données. Un format unique entre la base d’une société de gestion collective et la base des services de diffusion permettrait une reddition des comptes opération par opération, et donc, in fine, un reversement exact à chaque ayant droit. Ce format existe. D’autres outils, notamment de reconnaissance des fréquences diffusées (un genre de gros Shazam, en somme), sont déjà commercialisés par une société dont l’autorité en matière de classement radio n’est plus à établir, et permettent de vérifier les déclarations fournies par les diffuseurs.

Mais alors, pourquoi diable la licence « globale » n’a-t-elle pas encore été mise en place ? Mon hypothèse tient en un mot : l’assiette. Autheuil la développe en ces termes :

cette licence légale ne plait pas plus aux FAI, qui voient là, à juste titre, une taxe sur les abonnements Internet qui aura pour effet d’en renchérir le prix pour le consommateur.

Si la « taxe », qui serait donc l’assiette de la rémunération de la licence « globale » ne peut, par définition, plaire aux FAI, je doute également qu’elle plaise aux ayants droit, qui n’ont pas oublié que la « taxe » pour copie privée n’a que très imparfaitement compensé le préjudice qu’ils estimèrent subir aux premiers temps de sa mise en oeuvre. Plus clairement, quelques euros prélevés sur le compte de chaque abonné reviendraient probablement à faire chuter le prix de la musique encore plus bas que celui atteint par les offres de téléchargement légal, en particulier celles présentées sous forme de forfait. Ajoutons qu’un tel système serait prodigieusement inéquitable, tout internaute n’étant pas ipso facto mélomane, et en tout cas pas dans les mêmes proportions que son voisin. Une « taxe FAI » serait donc la plus mauvaise solution, puisqu’elle ne contenterait ni ceux qui la collecteraient (les FAI), ni ceux qui l’acquitteraient (les internautes), ni ceux qui la percevraient (les ayants droit).

Des pistes d’alternatives se trouvent sans doute dans un système moins approximatif. Ne pourrait-on pas imaginer, par exemple, qu’une société de gestion collective constitue un guichet unique pour toutes les autorisations nécessaires à l’exploitation des enregistrements musicaux, et ce aussi bien sur le net qu’en dehors, d’ailleurs ; que chaque diffuseur, en ligne ou non, soit autorisé en amont à diffuser de tels enregistrements, sous réserve d’un agrément technique lié à la possibilité d’interconnecter ses bases de données avec celle du guichet unique ; que le paiement de la musique sur Internet s’effectue à l’acte, par prélèvement du FAI sur le compte de son abonné et pour autant que ce dernier ait souscrit à l’option correspondante ; et, en contrepartie, que les FAI informent le guichet unique des téléchargements effectués par ses clients sur des plate-formes non agréées ?

Notes

[1] Art. 8 du traité « droit d’auteur », et 10 du traité « droits voisins ».

[2] Art. 8 du traité « droit d’auteur », par renvoi à l’article 11‘’bis’’ 2) de la Convention de Berne ; Art. 15 du traité « droits voisins ».

[3] En ce qu’elle supprime labusus inhérent à tout droit de propriété pour n’en laisser subsister que le fructus, soit le droit de percevoir les fruits produits par la chose.

[4] Soit une part non négligeable de ceux qui entendent vivre de leur art.

[5] Soit la commercialisation de disques, la diffusion directe ou indirecte, et dès à présent les exploitations sur Internet.