Deezer est un service d’écoute de musique en ligne à la demande disposant d’une part « gratuite » financée par la publicité, et d’une part payante, l’une et l’autre concernant notamment les phonogrammes issus du catalogue d’Universal.

Cette exploitation fut autorisée par un contrat de licence, dont le terme était fixé au 31 décembre 2010. Les discussions du renouvellement de cette licence, entreprises à l’automne 2010, étant toujours en cours aux prémices de l’année 2011, Universal consentit à Deezer l’autorisation de poursuivre l’exploitation de son catalogue jusqu’à la conclusion du renouvellement en cause. Concomitamment, par un accord contraignant contenant 13 engagements souscrits par les acteurs de l’industrie musicale[1], sous l’égide du Ministère de la Culture, pour assurer l’essor en France de la musique en ligne, les producteurs de phonogrammes – dont Universal – s’engagèrent à favoriser de bonne foi le renouvellement des contrats conclus avec les éditeurs de services de musique en ligne – dont Deezer - dans des conditions similaires aux contrats existants[2], sous réserve que les éditeurs de ces services mettent également en œuvre des services payants à valeur ajoutée, afin de développer la conversion des utilisateurs des services gratuits vers les services payants[3].

Au printemps dernier, les négociations entre Universal et Deezer sur le renouvellement de la licence consentie par la première à la seconde achoppèrent à raison de la volonté d’Universal de voir l’offre de Deezer modifiée, la major souhaitant :

  1. que l’utilisateur soit tenu de s’inscrire auprès du service Deezer (i) au-delà de cinq écoutes consécutives au cours d’une même visite sur le site ou (ii) après trois écoutes du même phonogramme au cours du même mois ;
  2. qu’un phonogramme ne puisse être écouté plus de cinq fois après une période de 6 mois d’écoute sans limite ;
  3. que le revenu correspondant à l’écoute d’un phonogramme d’une durée supérieure à 15 secondes ne soit pas inférieur à 0,003 €.

Cette offre, formulée en mai, fut refusée par Deezer, celle-ci souhaitant entre autres choses que le minimum garanti pour une écoute fût trois fois plus faible que celui proposé. A défaut d’accord, Universal mit Deezer en demeure de cesser d’exploiter ses phonogrammes. Deezer ne s’étant pas exécuté, Universal saisit le Président du TGI de Paris en référé, notamment afin que ce dernier contraigne Deezer à cesser l’exploitation en cause, sous astreinte.

Au soutien de cette demande, Universal s’est prévalue de ce que l’exploitation effectuée par Deezer serait une violation du monopole dont elle est titulaire sur ses phonogrammes[4], et donc une contrefaçon. A cet argument de pur droit, elle a ajouté, pour justifier son refus de proroger la licence, que le modèle de streaming gratuit financé par la publicité ne permettrait pas de dégager des revenus suffisants tant pour les producteurs que pour les auteurs pour être pérenne, que le système proposé par Deezer ne serait pas assez incitatif , et enfin – voire surtout – que les principaux concurrents de Deezer - que sont Spotify et MusicMe - ont accepté les conditions que Deezer a refusées.

En réponse, Deezer a soutenu, au principal et en substance, que l’illicéité alléguée par Universal serait contestable, en ce que la résiliation du contrat de licence « précaire » (car consentie pour les besoins de la négociation), opérée par Universal suite au refus de Deezer d’accepter son offre, serait un abus de position dominante.

Par une ordonnance du 5 septembre 2011, le Président du TGI de Paris a débouté Universal de sa demande, en accueillant donc la défense proposée par Deezer. Pour tenter de mesurer la portée de la décision prise par cette ordonnance, il convient en premier lieu de rappeler les pouvoirs du juge des référés, aux termes du code de procédure civile :

Dans tous les cas d’urgence, le président du tribunal de grande instance peut ordonner en référé toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l’existence d’un différend. (Art. 808)
Le président peut toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite. (Art. 809, al. 1)
Dans les cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable, il peut accorder une provision au créancier, ou ordonner l’exécution de l’obligation même s’il s’agit d’une obligation de faire. (Art. 809, al. 2)

L’interprétation de ces textes par la Cour de cassation tempère sensiblement les conditions apparentes d’urgence et d’évidence qu’ils énoncent[5]. Ainsi, la référence à un « trouble manifestement illicite » supposerait que l’illicéité soumise à l’appréciation du juge des référés soit certaine, plutôt que flagrante[6], à charge pour le juge d’analyser la réalité de l’illicéité alléguée, quelle que soit la complexité du problème de droit posé, notamment en matière de droit de la concurrence, la Cour de cassation censurant « systématiquement les juridictions pusillanimes qui arguent du défaut d’évidence pour refuser d’apprécier la licéité des faits litigieux »[7].

En d’autres termes, saisi d’une demande fondée sur l’illicéité des agissements de l’adversaire, le juge des référés serait tenu de rechercher si cette illicéité est certaine. Dans la négative, la demande en cessation devrait être rejetée.

L’ordonnance rendue par le Président du TGI de Paris semble en tous points fidèle aux pouvoirs que la loi lui confère, selon l’interprétation qui vient d’être rappelée.
Dans un premier temps, le magistrat examine et retient la réalité de la position dominante d’Universal sur le marché de la musique numérique, avant de s’intéresser à l’existence d’un éventuel abus, qu’il estime ‘’possible” à raison de trois éléments factuels[8], pour en déduire qu’il n’est pas certain que l’exploitation du catalogue par Deezer soit, de ce fait, illicite, selon la formule suivante :

En conséquence, la société BLOGMUSIK a suffisamment établi au stade du référé la possibilité que la société UNIVERSAL MUSIC FRANCE ait commis un abus de position dominante qui a pour effet de la priver de revendiquer des mesures d’interdiction fondées sur le droit d’auteur[9] qu’elle revendique, puisqu’aucun trouble manifestement illicite ne peut plus être allégué.

La situation illicite n’étant pas certaine, selon le juge, la demande en cessation doit être rejetée. L’ordonnance n’énonce rien de plus, et surtout pas - comme pourrait le laisser croire sa conclusion - que l’abus de position dominante potentiel qu’accomplirait le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle autoriserait de plein droit celui qui en est victime à exploiter les créations protégées librement et sans contrepartie[10].

Puisque cette décision se contente d’énoncer que le comportement de Deezer n’est pas nécessairement illicite, le débat de fond reste entier, et serait tranché par le TGI, saisi au fond. Ce dernier ne se limiterait pas, alors, à rechercher si l’illicéité alléguée par Universal (l’exploitation contrefaisante de son catalogue) est certaine ; il trancherait le point de savoir si la résiliation par Universal de la licence « précaire » consentie à Deezer pour les besoins de la négociation du renouvellement de la licence échue au 31 décembre 2010 est - ou non - effectivement un abus de position dominante, et donc si cette résiliation est ou n’est pas licite.

Que l’abus soit retenu, et la résiliation de la licence, acte juridique unilatéral, sera annulée, étant réputée de ce fait n’avoir jamais existé. L’exploitation accomplie par Deezer sera donc licite, en vertu de la licence précaire consentie par Universal à partir du 1er janvier 2011, pour les besoins du renouvellement de la licence échue… la licence précaire n’étant quant à elle pas résiliable, en tout cas pour les motifs invoqués par Universal, puisque ceux-ci caractérisent un abus de position dominante. En revanche, dans l’hypothèse où la résiliation ne constituerait pas un tel abus, l’exploitation du catalogue d’Universal par Deezer à compter de la résiliation notifiée par Universal serait contrefaisante.

L’ordonnance du 5 septembre est donc à double tranchant pour Deezer : préservant son activité économique pour l’heure, elle l’expose également à une condamnation conséquente si l’abus de position dominante dont elle se prévaut était, en définitive, écarté par les juges du fond. Parfaitement consciente de ce risque, Deezer sollicitait d’ailleurs - à titre subsidiaire - que le juge des référés ordonnât le séquestre des sommes dues à Universal au titre de l’exploitation effectuée dans l’attente d’un jugement au fond.

Toutefois, bien qu’Universal ait publié sur son blog un communiqué annonçant qu’elle allait saisir les juges du fond, il semblerait que les parties aient finalement trouvé un accord transactionnel. Si cet armistice a effectivement été signé, le débat judiciaire est clos. Il est probable, en revanche, qu’il perdure dans les publications professionnelles, décortiquant la pertinence des arguments retenus par l’ordonnance pour établir la potentialité d’un abus de position dominante, eu égard à « l’importance fondamentale de la question » des conflits entre propriété intellectuelle et droit de la concurrence.

[11]

Notes

[1] Producteurs, sociétés de gestion collective, distributeurs numériques…

[2] Engagement n°2

[3] Engagement n°4.3.

[4] En application de l’Art. L. 213-1 du CPI.

[5] C. Bloch, La cessation de l’illicite, recherche sur une fonction méconnue de la responsabilité civile extracontractuelle, Dalloz, Nouvelle Bibliothèque de Thèses, n°196 et s.

[6] C. Bloch, op. cit., n°210.

[7] C. Bloch, op. cit., n°200, citant notamment cet arrêt de la chambre commerciale du 10 juillet 1989, reprochant au juge des référés de ne pas avoir recherché si, comme le soutenait le défendeur, le demandeur occupait une position dominante et en avait abusé.

[8] 1° les exigences d’Universal auraient pour effet de procurer un avantage concurrentiel discriminant au profit du concurrent Spotify, « qui pourra offrir une offre illimitée pendant six mois avant la limitation alors qu’au bout de trois mois, les utilisateurs historiques de la société BLOGMUSIK ne pourront plus accéder qu’aux 5 écoutes par titre » ; 2° l’obligation de s’inscrire détournerait les visiteurs non inscrits du site au profit d’autres plates-formes telles que YouTube, mettant « en péril l’existence même de la société défenderesse », en l’exposant à une diminution significative de ses revenus publicitaires ; 3° le refus par Universal de reconduire la licence à des conditions « similaires » à celles contenues dans les contrats précédents, en contradiction avec les engagements pris lors de l’accord interprofessionnel de janvier 2011, constituerait à lui seul un tel abus, en ce que « le refus [porterait] sur un produit qui [serait] objectivement nécessaire pour exercer une concurrence efficace sur le marché », outre qu’il serait également susceptible « de léser le consommateur ».

[9] La référence faite par l’ordonnance au droit d’auteur est discutable, puisqu’au regard des faits de l’espèce, ceux-ci sont exploités par la SACEM, et non par Universal, qui n’est “que” titulaire des droits d’exploitation des enregistrements constituant son catalogue, c’est-à-dire de droits voisins.

[10] De la même manière qu’un refus de vente constitutif d’un abus de position dominante - avéré ou a fortiori potentiel - n’autorise pas celui qui en est victime ou qui le prétend à accéder aux stocks du vendeur pour se servir.

[11] Article écrit en collaboration avec E. Mille.