Affaire a priori banale dans le monde du web 2.0. Deux humoristes français constatent la mise à disposition du public de leurs œuvres sur une plate-forme communautaire. Après avoir été déboutés de leurs prétentions en première instance, ils développent devant la cour d’appel de Paris un argumentaire quasi similaire. En substance, ils considèrent que la qualité d’intermédiaire technique ne peut être attribuée au prestataire de service sur internet – type plate-forme communautaire – qui se livrerait « à une exploitation commerciale des contenus par la vente d’espaces publicitaires dont le produit [serait] directement corrélé à l’audience du site »[1]. En d’autres termes, un prestataire de service de la société de l’information qui se rémunèrerait par la publicité ne pourrait de facto se voir attribuer la qualité d’hébergeur.

À l’instar des juges du premier degré, la cour d’appel de Paris rejette cet argument, dans un arrêt du 14 avril dernier. Considérant « que n’est pas démontrée en l’espèce une relation entre le mode de rémunération par la publicité et la détermination des contenus mis en ligne »[2], et que, par conséquent, « au terme de ces développements [que] c’est à raison que la société Dailymotion entend bénéficier en la cause du statut d’intermédiaire technique », la cour s’inscrit dans la mouvance des juges du fond qui, depuis 2007, acceptent de qualifier d’hébergeur le gestionnaire d’une plate-forme communautaire quand bien même il tirerait ses ressources de la publicité[3]. Nécessairement conscients de ce handicap, les appelants pouvaient néanmoins fonder leurs prétentions sur un illustre précédent. Trois mois plus tôt, dans un arrêt Tiscali, la Cour de cassation, à qui il était demandé de se prononcer sur un problème analogue, considéra en effet qu’une société qui offre « à un internaute de créer ses pages personnelles à partir de son site » tout en proposant « aux annonceurs de mettre en place, directement sur ces pages, des espaces publicitaires payants dont elle assurait la gestion » excède « les simples fonctions techniques de stockage » et, partant, ne peut être qualifiée d’hébergeur. De manière peut-être un peu hâtive, certains commentateurs ont pu constater une divergence entre juges des faits et juges du droit[4].

Alors que la Cour de cassation refuserait la qualité d’hébergeur à celui qui tirerait sa rémunération de la publicité, les juges du fond, appliqueraient, bon gré mal gré, la lettre du texte selon laquelle les hébergeurs peuvent exercer leur activité « même à titre gratuit », et donc, a fortiori, à titre onéreux[5]. L’arrêt de la cour d’appel de Paris du 14 avril 2010 marquerait donc la résistance des juges du fond sur cette question. Pourtant, les choses ne sont peut être pas si binaires. Replacées dans leur contexte, tant la décision de la Cour de cassation que celles des juges du fond se justifient, voire trouvent une certaine cohérence l’une par rapport à l’autre. Car les faits ayant donné naissance à l’arrêt de la Cour de cassation étaient soumis à la loi du 1er août 2000, tandis que les juges du fond, qui ont eu à statuer dans des affaires similaires, l’ont tous fait en application de la LCEN du 21 juin 2004. Or, il semble que ce texte, postérieur de quatre années, intègre quelques nuances qui pourraient se révéler déterminantes quant à l’appréhension de l’activité de stockage pour mise à disposition du public. En effet, alors que la loi du 1er août 2000 octroyait la qualité d’hébergeur à toute personne réalisant un stockage « direct » et « permanent », le droit positif s’affranchit désormais désormais de ces deux critères[6]. Reste alors à déterminer si la solution de l’arrêt Tiscali, rejetant la qualification d’hébergeur au prestataire ajoutant à son service une source de revenus indirecte par le biais de la publicité, a vocation à s’appliquer sous l’empire de la LCEN.

La source de l’ambiguïté

Dans l’affaire Tiscali, le stockage reproché était celui réalisé par cette société sur les pages web du site qu’elle éditait, et non exclusivement celui réalisé sur ses serveurs. Or, faute de stockage « direct » - le stockage d’une publicité sur un site hébergé par Tiscali étant un stockage indirect - cette société n’était tout simplement pas un hébergeur au sens de la loi du 1er août 2000.

Dès lors, en considérant que la qualité d’hébergeur devait être exclue parce que « la société Tiscali Media a offert à l’internaute de créer ses pages personnelles à partir de son site et proposé aux annonceurs de mettre en place, directement sur ces pages, des espaces publicitaires payants dont elle assurait la gestion », la décision interpelle, en ce que la référence au modèle publicitaire n’était pas indispensable au rejet de la qualification d’hébergeur. En effet, l’article 43-8 de la loi du 30 septembre 1986 tel que modifié par la loi du 1er août 2000 précise expressément que le service d’hébergement peut être presté « à titre gratuit ou onéreux ». Quelle cohérence y a-t-il à prendre en considération cet élément pour exclure le bénéfice de la qualité d’hébergeur alors que l’activité en question n’entrait de toute façon pas dans le champ d’application de la loi du 1er août 2000, faute de stockage direct ? On ne peut alors s’empêcher de penser que les magistrats, saisis d’une question d’actualité sur laquelle ils se savent attendus, mais tenus d’appliquer la loi de 2000, antérieure à celle qui régit désormais le secteur (la LCEN), aient malgré tout souhaité saisir l’occasion pour donner quelques pistes de réflexions sur problématiques soulevées par le web 2.0 et, plus particulièrement, sur le sort des services d’hébergement rémunérés par la publicité. Ainsi, alors qu’en application de la loi du 1er août 2000, la Cour de cassation aurait pu (dû ?) conclure au rejet de la qualité d’hébergeur pour absence de stockage « direct », elle a néanmoins entendu éclairer le débat par l’évocation des problématiques du web 2.0, en faisant référence à un modèle économique purement « 2.0 », par la question de la publicité figurant sur les pages hébergées.

La voix/voie de la Cour de cassation

Il semble donc que la Haute Juridiction, au travers de l’affaire Tiscali, cherche à orienter les juges du fond dans les affaires actuellement soumises à la LCEN, et impliquant un éditeur de service de communication au public en ligne - serait-il éditeur d’un service d’hébergement - se rémunérant par le biais de la publicité. Or, aujourd’hui, pour attribuer la qualité d’hébergeur, les juges du fond doivent vérifier si le postulant au régime de responsabilité limitée de l’article 6-I-2 de la LCEN assure le stockage, pour mise à disposition du public, d’un contenu fourni par un destinataire du service, que le stockage soit direct ou non. En outre, en application de la décision de la CJUE du 23 mars 2010, les juges du fond devront également vérifier le rôle passif du prétendant par rapport aux contenus stockés[7]. Ce sont là, en l’état du droit positif, les seuls critères pertinents quant à l’octroi du régime de responsabilité de l’article 6-I-2 de la LCEN.

Le raisonnement de la Cour de cassation est, semble-t-il, emprunt de cette recherche de neutralité. Reprenons-le : le fait que la société Tiscali Média ait « offert à l’internaute des créer ses pages personnelles à partir de son site et proposé aux annonceurs de mettre en place, directement sur ces pages, des espaces publicitaires payants dont elle assurait la gestion » implique que le service fourni excède les « simples fonctions techniques de stockage ». Ce qui est reproché à la société Tiscali n’est pas, en soi, de fonder son modèle économique sur la publicité, ni même que ces publicités soient accessibles depuis des pages personnelles. Non, ce qui exclut la société Tiscali de la qualification d’hébergeur est le fait d’assurer la gestion des espaces publicitaires. De cet acte de gestion se déduirait un ciblage publicitaire en lien avec les contenus stockés, impliquant une connaissance ou un contrôle desdits contenus. Par conséquent, la société Tiscali ne répond plus au critère de passivité/neutralité et ne peut postuler au régime de responsabilité limitée. La publicité ne serait exclusive de la qualité d’hébergeur qu’à partir du moment où elle implique un rôle actif par rapport aux contenus, et non pas en tant que choix d’un modèle économique en lui-même.

Cette grille de lecture qui vaut tant pour l’hébergeur physique que pour l’hébergeur virtuel semble avoir été suivie par les juges du fond. En effet, dans sa décision du 14 avril 2010, la cour d’appel de Paris relève qu’il « n’est pas démontré en l’espèce une relation entre le mode de rémunération par la publicité et la détermination des contenus (…) de sorte que le service n’est pas en mesure d’opérer sur les contenus mis en ligne un quelconque ciblage publicitaire de manière à tirer un profit d’un contenu donné et à procéder par là même à une sélection de ces contenus qui serait commandé par des impératifs commerciaux ». En d’autres termes, en ne réalisant pas un ciblage publicitaire, le prestataire démontre que son modèle économique n’emporte pas une connaissance des contenus et qu’il conserve ainsi à leur égard toute la passivité requise pour bénéficier du régime de responsabilité limitée des hébergeurs[8].

Notes

[1] Pour être complet, il convient de noter que les appelants reprochent également à Dailymotion d’effectuer « des choix éditoriaux en confectionnant l’architecture du site » et d’opérer « dans le cadre du programme “motionmaker”, une sélection des contenus ». Ces deux derniers arguments n’appellent pas de commentaires particuliers. D’une part, les juges du fond considèrent depuis 2007 que la conception de l’architecture d’un site par son gestionnaire n’entraîne pas l’exclusion de la qualité d’hébergeur. Voir notamment : Paris, 4ème ch, sect. A, 6 mai 2009, Dailymotion c/ Nord Ouest Production et a., RLDI 2007/30, n° 999, note Sébastien Proust. Et d’autre part, les juges considérant le service « Motionmaker » comme « étranger au service objet du présent litige », cette prétention est jugée hors propos.

[2] La cour précisant « que sont ouverts aux annonceurs les pages d’accueil et les cadres standard d’affichage du site à l’exclusion des espaces personnels des utilisateurs de sorte que le service n’est pas en mesure d’opérer sur les contenus mis en ligne un quelconque ciblage publicitaire de manière à en tirer un profit d’un contenu donné et à procéder par là même à une sélection de ces contenus qui seraient commandée par des impératifs commerciaux ».

[3] Voir notamment : TGI Paris, 13 juillet 2007, Christian C. et a. c/ Dailymotion et a., Juriscom.net ; a contrario, TGI Paris, ord. réf., 22 juin 2007, Jean Yves L. dit Lafesse c/ Myspace, Legalis.net.

[4] Anne Cousin, Hébergement et publicité : un couple essentiel à la liberté d’expression, RLDI 2010/58 ; Céline Castets-Renard, La décision Tiscali Média : coup d’arrêt de la jurisprudence sur les hébergeurs ?, RLDI 2010/58 ; P. Stoffel-Munck, Avis de tempête sur le web 2.0 : la Cour de cassation juge que Tiscali n’est pas un hébergeur, CCE mars 2010, comm.25.

[5] LCEN, Art. 6-I-2.

[6] Attribuant la qualité d’hébergeur aux « personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services », LCEN, 6-I-2. Sur cette évolution, cf. L’hébergeur 2.0.

[7] Qui découlerait du considérant 42 de la directive « commerce électronique » et se traduisant par une absence de connaissance et de contrôle sur les informations transmises ou stockées. Voir sur cette décision, Du copulatif au passif ou comment la conjonction de coordination « et » ajoute une condition pour jouir du régime de l’hébergeur ; Céline Castets-Renard, Système Adwords : Google n’est ni contrefacteur ni complice d’actes de contrefaçon, RLDI 2009/60, p. 9.

[8] Cette brève est extraite d’un article intitulé L’hébergeur et la publicité : la neutralité comme condition d’une coexistence, publié à la RLDI 62/2010, et repris sur ces pages avec l’aimable autorisation des Editions Lamy.