Cette question a donné lieu à un arrêt de censure de la Cour de cassation du 15 mai 2015, avec une solution inédite ayant suscité une certaine perplexité quant à l’étendue de la protection conférée par le droit d’auteur.

L’arrêt rendu le 16 mars 2018 (n°15/06029) par la cour d’appel de Versailles, désignée par la Cour de cassation en tant que cour de renvoi, met en oeuvre la solution préconisée par la Cour de cassation tout en exprimant quelques réserves à son égard, aux termes d’une motivation dont des extraits seront exposés après un bref rappel des éléments en débat.

Résumé des épisodes précédents

Un photographe reprochait à un artiste plasticien d’avoir utilisé trois de ses oeuvres dans ses propres peintures, sans autorisation. Parmi ses divers moyens de défense, le peintre se prévalut de l’article 10, § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme pour soutenir que le monopole conféré au photographe sur l’exploitation de ses oeuvres par le droit d’auteur - qui imposait donc son autorisation pour toute réutilisation de celles-ci - privait le peintre de l’exercice de sa liberté de création, corollaire de la liberté d’expression.

En réponse, la cour d’appel de Paris (Pôle 5, Chambre 1, 18 septembre 2013, n°12/02480) refusa de procéder à l’arbitrage qui lui était demandé entre le droit de propriété du photographe et la liberté de création du peintre, en jugeant que “la recherche d’un juste équilibre entre les intérêts en présence ne peut permettre l’exercice [des droits d’auteur du peintre] au mépris des droits d’autrui attachés aux oeuvres premières ; que les droits sur des oeuvres arguées de contrefaçon ne sauraient en effet, faute d’intérêt supérieur, l’emporter sur ceux des oeuvres dont celles-ci sont dérivées, sauf à méconnaître le droit à la protection des droits d’autrui en matière de création artistique”.

Cette solution revenait à rappeler que selon le code de la propriété intellectuelle, (i) par principe, la création d’une oeuvre à partir d’une création préexistante impose d’obtenir l’autorisation de l’auteur de celle-ci, et que (ii) par exception, cette autorisation n’est plus requise dans les seules hypothèses que la loi prévoit expressément et limitativement (citation, parodie, etc.).

Le législateur serait ainsi censé avoir procédé en amont aux arbitrages entre le monopole reconnu aux auteurs et les libertés dont il est susceptible de restreindre l’exercice (principalement la liberté d’expression et la vie privée), par le jeu des exceptions au droit d’auteur qu’énonce l’article L. 122-5 du code de la propriété intellectuelle, le conflit entre libertés antagonistes étant d’autant plus difficile à identifier ici qu’il s’agissait de deux auteurs, jouissant par principe l’un et l’autre de la liberté de création et d’un droit de propriété intellectuelle sur leurs oeuvres, celui du second supposant cependant qu’il respectât celui du premier.

La Cour de cassation reprocha toutefois à la cour d’appel d’avoir adopté une telle solution “sans expliquer de façon concrète en quoi la recherche d’un juste équilibre entre les droits en présence commandait la condamnation qu’elle prononçait”. En d’autres termes, selon la Cour de cassation, il aurait fallu que la cour d’appel exposât dans son arrêt les raisons pour lesquelles elle estimait que la condamnation du peintre était la solution à privilégier pour assurer un “juste équilibre” entre les droits d’auteur du photographe et la liberté de création du peintre, en procédant à une comparaison “de façon concrète” des situations en cause.

L’obligation ainsi faite aux juges de rechercher, dans chaque affaire (pour autant que cela leur soit demandé), si l’application des sanctions sollicitées par l’auteur d’une oeuvre préexistante à l’encontre de l’auteur d’une une oeuvre nouvelle créée sans son autorisation respecterait un “juste équilibre” entre le droit de propriété du premier et la liberté de création du second a pu être considérée comme une “super-exception” au droit d’auteur, extérieure à l’écosystème résultant des dispositions du code de la propriété intellectuelle.

Si, d’un point de vue théorique, les discussions perdurent quant à la légitimité de cette obligation, les praticiens étaient quant à eux curieux de découvrir comment serait mise en oeuvre la quête - ou à tout le moins l’appréciation - de ce “juste équilibre” par la cour de renvoi. Voici la réponse.

Le “juste équilibre” selon la cour d’appel de Versailles (extraits)

Considérant que la liberté d’expression et le droit d’auteur sont l’un et l’autre des droits fondamentaux protégés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ; que dans son arrêt Ashby Donald contre France du 10 janvier 2013, en dépit de la portée restrictive que tente de lui donner [le peintre], la cour européenne des droits de l’homme a ainsi reconnu aux Etats membres une marge d’appréciation importante pour mettre en balance des intérêts garantis tous deux au titre de la convention européenne ; que les dispositions nationales de protection du droit d’auteur n’ont pas été censurées par la cour européenne des droits de l’homme ;

Considérant qu’elles poursuivent un but légitime puisque le protocole additionnel prévoit que toute personne a droit au respect de ses biens alors que le droit d’auteur constitue une composante du droit de propriété ; que, dans ces conditions, l’interdiction de représenter ou reproduire une oeuvre sans le consentement de l’auteur est proportionnée au but poursuivi ;

Considérant donc que [le photographe] est fondé à se prévaloir des dispositions protectrices de son droit prévues à l’article L122-4 du code de la propriété intellectuelle à l’encontre [du peintre] qui ne conteste pas avoir intégré des oeuvres entières [du photographe] aux siennes ;

Considérant que [le peintre] lui oppose sa liberté d’expression qui selon lui doit prévaloir sur les intérêts strictement mercantiles du photographe ;

Considérant d’une part que le code de la propriété intellectuelle ne protège pas que les droits patrimoniaux de l’auteur ; qu’il protège aussi le droit moral de l’auteur ; que l’atteinte à ce dernier résultant de l’exploitation de l’oeuvre d’autrui sans l’autorisation de son auteur ne saurait être contestée ;

Considérant d’autre part qu’il n’appartient pas au juge de s’ériger en arbitre d’un droit qui mériterait plus protection qu’un autre ;

Considérant au contraire qu’il appartient [au peintre], qui invoque sa liberté d’expression, d’établir en quoi un juste équilibre entre la protection de celle-ci et celle due au droit du photographe imposait qu’il utilisât les oeuvres de ce dernier au surcroît sans son autorisation ;

Considérant que tel n’est pas le cas en l’espèce puisque de l’aveu même [du peintre], les oeuvres [du photographe] étaient parfaitement substituables, qu’il aurait pu tout aussi bien utiliser d’autres photographies publicitaires du même genre ; qu’il en découle que l’utilisation des oeuvres [du photographe], au surcroît sans son autorisation, n’était pas nécessaire à l’exercice de la liberté que [le peintre] revendique ; que solliciter l’autorisation préalable de l’auteur ne saurait donc constituer une atteinte à son droit de créer ; (…)

Considérant en définitive qu’il résulte des faits de l’espèce que la recherche d’un juste équilibre entre la liberté d’expression [du peintre], y compris dans sa dimension de réflexion d’ordre social, qui ne justifie pas que l’utilisation sans autorisation des photographies [du photographe] était nécessaire à son exercice, et le droit d’auteur [du photographe] justifie qu’il soit condamné à lui payer des dommages et intérêts en réparation des contrefaçons commises.