S’il est établi en jurisprudence que les gestionnaires de plateformes web 2.0 - type Youtube, Dailymotion, ou tout autre éditeur de service de communication au public visant à héberger des contenus fournis par les internautes en vue de leur communication au public - peuvent être qualifiés d’hébergeurs au sens de l’article 6-I-2 de la LCEN[1], certaines interrogations demeurent néanmoins quant à l’interprétation des dispositions légales gouvernant le régime de responsabilité applicable à ces acteurs de l’Internet. En effet, il ne se passe une semaine sans que l’actualité jurisprudentielle nous révèle de nouvelles interprétations de la LCEN et, plus particulièrement, de l’article 6 régissant la responsabilité de ces intermédiaires techniques.

S’il est également établi par l’article 6-I-2 de la LCEN que la mise en jeu de la responsabilité des hébergeurs ne peut résulter que d’une connaissance du caractère illicite du contenu litigieux, les juridictions s’évertuent à rechercher le moment où l’hébergeur peut être considéré comme ayant cette connaissance. En outre, afin d’éviter que les contenus retirés de la toile ne soient à nouveau communiqués au public, les juges s’appuient de plus en plus sur la possibilité offerte par la LCEN d’imposer aux hébergeurs une obligation particulière de surveillance[2]. En ces temps où l’imputation de la responsabilité des contenus diffusés sur internet divise titulaires de droits et « hébergeurs 2.0 »[3], ces deux points méritent d’être examinés avec attention.

De la connaissance du caractère illicite d’un contenu

Il résulte de l’article 6-I-2 de la LCEN que le fait générateur de responsabilité des hébergeurs réside dans la connaissance du caractère illicite d’un contenu. Or, l’article 6-I-5 de la LCEN, qui met en place une procédure de notification, ne permet à l’hébergeur d’avoir connaissance que du seul caractère litigieux du contenu, ce qui conduit à s’interroger sur la pertinence de cette procédure de notification.

La connaissance du caractère illicite : fait générateur de responsabilité de l’hébergeur

Selon les termes des articles 6-I-2 et 6-I-3 de la LCEN, les hébergeurs voient leur responsabilité civile ou pénale engagée(s) « du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services » s’ils avaient « effectivement connaissance de leur caractère illicite, ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère[4] ou si, dès le moment où [ils] en ont eu cette connaissance, [ils n’] ont [pas] agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible ». En résumé, le fait générateur de responsabilité de l’hébergeur réside dans la connaissance du « caractère illicite » du contenu.

Or, on sait que la prise de connaissance ne peut découler d’un acte positif de l’hébergeur, ce dernier n’étant pas tenu à une obligation générale de surveillance, et ne pouvant être tenu d’une obligation particulière de surveillance que si celle-ci lui a été « demandée par l’autorité judiciaire », en application des deux premiers alinéas de l’article 6-I-7 de la LCEN. A tout le moins, cela implique que l’hébergeur soit, dans un premier temps, informé de la présence d’un contenu litigieux. De ce constat il résulte diverses questions telles que la détermination des modalités permettant à l’hébergeur de prendre connaissance d’un contenu litigieux, le fait de savoir si cette dénonciation implique, en elle-même, la connaissance par l’hébergeur du caractère illicite du contenu, où encore la détermination de la frontière entre le litigieux et l’illicite.

A cet égard, la LCEN met en place une procédure de notification permettant de présumer « la connaissance des faits litigieux » par l’hébergeur. La pratique démontre que cette procédure est utilisée par les ayants droit (ou leurs conseils), ainsi que par les magistrats comme une formalité suffisante à tout retrait de contenu. Cette constante jurisprudentielle, consistant à retenir la responsabilité d’un hébergeur dès lors que ce dernier n’a pas procédé au retrait d’un contenu notifié comme illicite, va pourtant, sans doute, au-delà des prescriptions de la loi. L’analyse des textes permet en effet d’arguer, tout au contraire, que la procédure de notification de l’article 6-I-5 de la LCEN n’induit pas ipso facto l’obligation pour l’hébergeur de retirer le contenu objet de la notification. C’est en cela que la procédure de notification française se distingue de la procédure de « notice & take down » (notifier et retirer) américaine.

En effet, recevoir une notification de « faits litigieux » ne signifie pas pour autant prendre connaissance de leur « caractère illicite » : lors de la notification, le contenu, s’il est litigieux, n’est encore que potentiellement illicite. Le vocabulaire juridique G. Cornu définit ainsi la notion de litige de la manière suivante : « Différend, désaccord, conflit considéré dès le moment où il éclate comme pouvant faire l’objet d’une transaction, d’un compromis d’arbitrage, entre autres modes de solution des litiges ». Aux termes de cette définition, le litige ne présume donc en aucune façon du caractère illicite de tel ou tel comportement. Il servira précisément à établir si le comportement en cause est licite, ou non.

Malgré tout, certains juges n’hésitent pas à condamner un éditeur de service de communication au public en ligne, pourtant qualifié préalablement d’hébergeur, dès lors que ce dernier ne procède pas au retrait d’un contenu litigieux dès la notification. En atteste la décision « Flach Film » du tribunal de commerce de Paris du 20 février 2008[5], qui relève « que par courrier du 6 octobre 2006, les Editions Montparnasse ont demandé le retrait immédiat du site Google Vidéo des liens permettant à l’internaute d’avoir accès au Film », tout en considérant « que, Google Inc et Google France ont été informées à la date du 6 octobre 2006 du caractère illicite (…) ». Erreur dans le choix des termes ! A la date du 6 octobre 2006, l’hébergeur n’a pas été informé du « caractère illicite de la diffusion », mais seulement de la présence, sur son service, d’un contenu litigieux. Ce dernier doit, par conséquent, être considéré comme seulement potentiellement illicite. La sanction de 150.000 euros au titre de la réparation de l’acte de contrefaçon paraît dès lors bien inopportune. Elle l’eut été tout autant, d’ailleurs, si l’hébergeur avait été condamné à payer un euro symbolique : conformément à la lettre de la loi, la procédure de notification n’a d’autre vocation que de faire peser sur l’hébergeur une présomption de connaissance du caractère litigieux du contenu.

Certes, on pourrait tenter de retenir, comme semble le faire le TGI de Paris dans un jugement du 15 avril 2008[6], la fonction préventive de la responsabilité civile, mise en lumière par une partie de la doctrine[7], qui permettrait d’arguer que la simple connaissance du caractère litigieux emporte l’obligation pour l’hébergeur de retirer le contenu « sur la seule base vraisemblable de la contrefaçon ». Mais, l’observation d’un tel principe de précaution, qui échoirait à l’hébergeur, alors tenu de retirer préventivement un contenu, sans savoir si ce dernier présenterait effectivement un caractère illicite, ne serait-elle pas une entrave conséquente à la liberté d’expression ? Que l’on pense à la diffamation… On peut évidemment discuter de la pertinence de ce dernier argument en matière d’atteinte aux droits de propriété intellectuelle, en rappelant toutefois à cet égard que, contrairement à d’autres pays, tels que les Etats-Unis ou la Finlande, la procédure mise en place par le législateur français ne se limite pas à de tels droits[8].

On ne peut donc que s’étonner de l’imputation d’une responsabilité aux hébergeurs qui ne retirent pas les contenus dénoncés comme illicites, d’autant plus que la décision 2004-496 du Conseil constitutionnel du 10 juin 2004 interdit d’opérer un amalgame entre la connaissance des faits litigieux et celle de leur caractère illicite. Lors de l’adoption de la LCEN, les sages de la rue Montpensier ont en effet émis une réserve d’interprétation selon laquelle les articles 6-I-2 et 3 de la LCEN « ne sauraient avoir pour effet d’engager la responsabilité d’un hébergeur qui n’a pas retiré une information dénoncée comme illicite par un tiers, [i.e. une information litigieuse] si celle ci ne présente pas manifestement un tel caractère ou si son retrait n’a pas été ordonné par un juge ». Par conséquent, l’hébergeur ne peut avoir connaissance « du caractère illicite du contenu » du seul fait de la notification qu’à partir du moment où ledit contenu est « manifestement » illicite, ou lorsque l’autorité judiciaire l’a informé de ce caractère afin qu’il procède à son retrait.

Laissons, pour le moment, de côté l’hypothèse du « manifestement illicite » pour ne s’intéresser qu’à la dénonciation nécessitant l’intervention du juge. D’emblée, il convient de remarquer que la procédure de notification visée à l’article 6-I-5 de la LCEN n’est pas envisagée par le Conseil constitutionnel comme un préalable nécessaire à ce qu’un juge ordonne à un hébergeur de procéder au retrait d’un contenu. En effet, le Conseil constitutionnel emploie le terme « dénoncé » et non le terme « notifié », ce qui n’est certainement pas innocent. Si l’on part du principe selon lequel la notification s’entend strictement comme la dénonciation à l’hébergeur de la présence d’un contenu litigieux, en respectant le formalisme énoncé à l’article 6-I-5 de la LCEN[9], il faut convenir que le Conseil constitutionnel envisage la possibilité que l’hébergeur ait connaissance de la présence d’un contenu litigieux autrement que par la procédure décrite à l’article 6-I-5. Simplement, lorsqu’une dénonciation ne respectera pas ce formalisme, l’ayant droit devra établir la preuve de la connaissance par l’hébergeur du caractère litigieux du contenu.

A ce titre, une dénonciation ne répondant pas au formalisme de l’article 6-I-5 de la LCEN pourrait peut-être constituer des « faits et circonstances » permettant d’arguer de cette connaissance par l’hébergeur. Ainsi, et contrairement à ce qu’a jugé la cour d’appel de Paris dans son arrêt du 12 décembre 2007[10], le caractère litigieux du contenu aurait pu résulter de « la copie de la demande faite à [X] de mettre un terme à son activité sur l’internet ». A vrai dire, toute dénonciation, sous réserve que l’on se ménage les moyens de preuve permettant d’établir sa réception par l’hébergeur, devrait permettre d’invoquer cette connaissance par ce dernier de faits et circonstances établissant le caractère litigieux de tel ou tel contenu. Dès lors, cette facilité dans l’établissement de la preuve pousse à s’interroger sur la pertinence de la procédure de notification. A quoi bon respecter un formalisme alors que la preuve du caractère litigieux peut être effectuée par tout moyen ? En outre, quelle doit être la réaction de l’hébergeur face à une telle dénonciation ? En tout état de cause, il est d’ores et déjà acquis que dans un tel cas, l’hébergeur ne sera pas tenu de retirer promptement le contenu, sauf lorsque ce dernier est « manifestement illicite ».

De la pertinence de la procédure de notification

Une justification de cette procédure peut être trouvée dans les grands principes régissant notre droit. Si l’hébergeur, dans un certain empressement, décide de retirer le contenu qui lui a été notifié comme litigieux, la question se pose en effet des possibilités offertes au fournisseur de contenu de défendre ses intérêts. En appliquant un principe de précaution, l’hébergeur qui retire sans délai le contenu notifié comme litigieux ne permettra pas dans une telle hypothèse - qui n’est pas d’école – au fournisseur de contenu de faire valoir son point de vue. Dès lors, ne s’agit-il pas purement et simplement d’une violation du principe du contradictoire ?

Peut être pourrait-on s’inspirer de la procédure mise en place par le législateur finlandais, pourtant tenu aux mêmes contraintes de transposition que le législateur français quant aux principes édictés par la directive du 8 juin 2000. En effet, comme en France, la procédure mise en place par la Finlande a pour caractéristique d’obliger la mise en contact du titulaire du droit privatif avec le fournisseur de contenu, mais octroie à ce dernier une place plus conséquente dans la procédure, en lui offrant la possibilité de se manifester auprès de l’hébergeur afin qu’il ne retire pas le contenu tant qu’aucune autorité judiciaire ne s’est pas prononcée sur son illicéité[11].

A l’aune de cette parenthèse étrangère, une question brule les lèvres : si le demandeur est dans l’obligation de passer par le juge afin que le principe du contradictoire soit respecté, quel est l’intérêt de passer par le formalisme de la notification pour signaler à l’hébergeur que tel ou tel contenu est litigieux ? La simple démonstration que l’hébergeur avait connaissance de faits et circonstances établissant ce caractère devrait être suffisante. On touche là toute la subtilité de la décision du Conseil constitutionnel. En cantonnant l’intervention directe de l’hébergeur aux seuls contenus manifestement illicites, c’est-à-dire pour des contenus à l’égard desquels les besoins de rétablir l’ordre public prime toute autre considération, le Conseil fait symétriquement perdre à la procédure de notification tout intérêt, dès lors que le contenu n’est pas manifestement illicite. Rappelons d’ailleurs que l’article 6-I-8 de la LCEN, selon lequel « l’autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête, à toute personne mentionnée au 2 ou, à défaut, à toute personne mentionnée au 1, toutes mesure propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne », garantit le demandeur contre toute allégation d’une atteinte portée au principe du contradictoire qu’aurait subi le fournisseur de contenu lorsque le contenu n’est pas manifestement illicite.

Partant, la difficulté serait donc d’identifier les contenus qui seraient ou non manifestement illicite. Sans définir expressément ce que recouvre cette notion, la loi suggère toutefois les contenus dont il s’agit, en faisant obligation aux hébergeurs de « mettre en place un dispositif facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à leur connaissance » les contenus relevant de « l’apologie des crimes contre l’humanité, de l’incitation à la haine raciale ainsi que de la pornographie enfantine », ou incitant à la commission d’actes de terrorisme, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap, ou à des discriminations fondées sur les critères visés par la loi[12], et ce « compte tenu de l’intérêt général attaché à la répression » de tels agissements.

A cet égard, s’il faut abonder dans le sens de l’arrêt précité de la cour d’appel de Paris lorsqu’elle souligne que les infractions listées à l’article 6-I-7, al.3, de la LCEN ne sont pas « les seules données définies comme ayant un caractère illicite » au sens de l’article 6-I-2 de la LCEN, il semble néanmoins que cette disposition permette de dégager un critère de qualification du manifestement illicite. En effet, de cette énumération, il se dégage un dénominateur commun : la violation de l’intérêt général, lequel permettrait que « les garde-fous posés par le législateur et les sages au sein de la LCEN – pour éviter que l’hébergeur ne se fasse juge à la place du juge – [aient] vocation à jouer leur rôle »[13].

Par conséquent, pour tous les contenus qui ne seraient pas similaires, et auxquels l’intérêt général attache moins d’importance, en particulier les contenus mettant en cause, au premier chef, des intérêts privés (tels que, par exemple, les contenus protégés par un droit de propriété intellectuelle), la dénonciation par un tiers du caractère litigieux du contenu ne serait qu’un moyen de porter à la connaissance de l’hébergeur le risque d’illicéité dudit contenu. Fort de ce constat, on ne peut qu’être en désaccord avec les solutions jurisprudentielles déduisant le caractère manifeste de l’illicéité du seul fait qu’un ayant droit a porté à la connaissance de l’hébergeur des pièces établissant sa titularité sur le un contenu litigieux, si l’on adhère au critère de violation de l’intérêt général pour établir l’illicéité manifeste d’un contenu. En d’autres termes, un contenu ne devrait être considéré comme manifestement illicite qu’en raison de sa nature.

Ceci étant, la facilité de la (re)mise en ligne des contenus illicites retirés soulève une autre difficulté que les juridictions tentent de combattre en imposant une obligations particulière de surveillance aux hébergeurs.

De l’obligation particulière de surveillance

Les différentes décisions rendues jusqu’à présent sur le fondement de la LCEN, impliquant un contenu protégé par la propriété intellectuelle, témoignent d’une volonté des tribunaux de faire supporter la responsabilité de la mise en ligne de contenus protégés sur les hébergeurs[14]. L’intention est compréhensible, dans la mesure où les intermédiaires techniques sont plus facilement identifiables… et plus solvables que les fournisseurs des contenus litigieux. Néanmoins, même si l’on constate un affinement des analyses retenues par les juridictions au fil des décisions publiées, force est de rappeler que cette quête de responsables de substitution s’inscrit en contradiction avec la volonté du législateur de 2004, la finalité de la LCEN étant précisément de limiter au maximum la responsabilité des hébergeurs. En outre et surtout, les raisonnements juridiques employés ne sont pas, jusqu’à présent, à l’abri de la critique.

L’affaire Flach Film[15] confirme ces fragilités, et permet de passer au crible de la LCEN l’interprétation faite par le tribunal de commerce de l’obligation particulière de surveillance. Si l’analyse révèle que la compatibilité d’une telle obligation avec la LCEN n’est pas contestable, les conséquences qui en sont tirées par les tribunaux appellent de sérieuses réserves. Quoiqu’il en soit, la question de savoir comment l’hébergeur peut respecter cette obligation doit être posée.

De la compatibilité de l’obligation particulière de surveillance avec la LCEN

Dans l’affaire Zadig, le tribunal de grande instance de Paris a considéré que l’hébergeur était tenu, dès qu’il recevait une notification lui signalant la présence d’un contenu litigieux, d’accomplir les diligences nécessaires pour que ce contenu, une fois supprimé, ne soit pas une nouvelle fois mis en ligne par l’intermédiaire de son service[16]. On pouvait donc en déduire que l’hébergeur était tenu d’exercer une surveillance des contenus qu’il avait préalablement retirés. L’affaire Flach Film est empreinte d’un raisonnement similaire, en énonçant que « si l’hébergeur n’est pas tenu à une obligation générale de surveillance, il est tenu à une obligation, en quelque sorte particulière ».

Si, par principe, les hébergeurs et les fournisseurs d’accès à internet ne sont pas soumis à une obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites (Art. 6-I-7 al.1.), par exception, l’alinéa 2 du même article précise que « le précédent alinéa est sans préjudice de toute activité de surveillance ciblée et temporaire demandée par l’autorité judiciaire ». Autrement dit, après avoir affirmé que les intermédiaires techniques ne peuvent être soumis à une obligation générale de surveillance, le législateur prévoit expressément la possibilité de leur imposer une obligation particulière – ou spéciale - de surveillance, sous réserve toutefois que celle-ci soit demandée par l’autorité judiciaire de manière ciblée et temporaire. Ces conditions impliquent donc nécessairement que le juge soit saisi, afin qu’il enjoigne à l’intermédiaire technique « toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne » (Art. 6-I-8), notamment une obligation particulière de surveillance.

Dans la décision Flach Film, le tribunal respecte de façon certaine au moins deux des conditions édictées par l’article 6-I-7 al.2 de la LCEN. En effet, l’obligation de surveillance imposée est bien ciblée, puisqu’elle porte sur un contenu identifié, i.e. le contenu ayant fait l’objet d‘une notification le 6 octobre 2006, retiré par l’hébergeur puis remis en ligne par un internaute indélicat. Elle est, ensuite, effectivement demandée par l’autorité judiciaire : c’est justement l’objet de la décision. En revanche, le jugement ne fait nullement mention d’une limite temporelle. Abstraction faite du droit moral, qui n’était pas invoqué en l’espèce, on peut considérer qu’elle est inhérente à la nature des contenus en cause, dont la protection patrimoniale est limitée dans le temps. Mais, la durée des droits patrimoniaux est telle que sa temporalité, ramenée à l’obsolescence que connaissent les nouvelles technologies, en devient toute théorique.

Cette seule absence de précision temporelle n’est cependant pas la principale critique qu’appelle le jugement Flach Film. Son imperfection ne tient pas tant dans l’existence d’une obligation particulière de surveillance mise à la charge de l’hébergeur qu’à la sanction qui en résulte, c’est-à-dire la responsabilité de ce dernier.

Une responsabilité rétroactive

Selon le tribunal, il appartenait aux hébergeurs de rendre l’accès au film impossible à compter de la date de la première notification visant à obtenir le retrait du contenu litigieux, soit le 6 octobre 2007, « ce qui à l’évidence n’a pas été réalisé et a porté atteinte aux droits des tiers ». Traduction : dès la notification, l’hébergeur avait l’obligation de mettre en place des moyens susceptibles d’empêcher la remise en ligne du contenu notifié. Autrement dit, l’hébergeur avait l’obligation d’exercer une surveillance particulière sans que l’autorité judiciaire n’intervienne à cet égard, sa défaillance engageant sa responsabilité, selon les juges du tribunal de commerce.

La lecture ici proposée des articles 6-I-7 et 6-I-8 (re)donne d’ailleurs une certaine cohérence à la LCEN. Le fait générateur de la responsabilité étant la connaissance par l’hébergeur du caractère illicite du contenu qui lui est dénoncé comme tel (art. 6-I-2), qui ne peut s’établir que par l’intervention du juge. Ce dernier, à cette occasion, peut alors se prononcer sur l’opportunité d’enjoindre l’hébergeur à une surveillance particulière et temporaire sur un contenu ciblé. En effet, comme nous l’avons exposé, selon la LCEN complétée par la décision du Conseil Constitutionnel du 10 juin 2004, la connaissance de l’illicéité d’un contenu - qui n’est pas manifestement illicite et qui n’entre pas dans les infractions listées par l’article 6-I-7 al. 3 - par l’hébergeur ne peut résulter d’une simple dénonciation en ce sens. Si l’on adhère à l’interprétation combinée des articles 6-I-5 et 6-I-2 énoncée dans la première partie de cet article, on ne peut donc que constater l’incohérence à considérer en même temps que l’hébergeur est tenu à une obligation particulière de surveillance dès la notification, tout en arguant que cette obligation n’est due « qu’à partir du moment où il [a] eu connaissance du caractère illicite », c’est-à-dire à partir du moment où le juge confirme ce caractère.

Reste alors, enfin, à déterminer comment l’hébergeur peut mettre en place les moyens lui permettant de respecter l’obligation spéciale de surveillance que peut lui imposer une décision de justice. L’affaire Flach Film semble confirmer que le salut de l’hébergeur passera par la technique. Au cours des débats, les défendeurs ont apparemment fait valoir qu’ils avaient mis en œuvre des moyens pour concourir à la répression de certains crimes ou délits considérés comme les plus graves[17], en développant « des moyens de plus en plus sophistiqués leur permettant d’identifier les contenus déclarés illicites ». Le tribunal en a déduit que l’hébergeur ne pouvait donc se prévaloir d’une « quelconque impossibilité technique pour exercer cette surveillance ». La mise en place de moyens visant à concourir à la lutte contre certaines infractions présumerait ainsi de la possibilité technique de mettre en place de tels moyens pour respecter l’obligation particulière de surveillance incombant à l’hébergeur.

Dès lors, pourquoi ne pas aller plus loin et imposer aux hébergeurs la mise en place de telles mesures pour surveiller l’ensemble des contenus ? Pour l’heure, cette option est exclue par l’article 6-I-7 al.1 de la LCEN, prohibant toute possibilité d’imposer à l’hébergeur une obligation générale de surveillance. Mais, quatre ans après l’adoption de la loi, la question du bien-fondé de cette exclusion, à l’origine justifiée par des considérations technico-économiques, mérite d’être posée à l’aune des évolutions technologiques. Les résultats des travaux du CSPLA, sur une possibilité de revisiter la responsabilité des intermédiaires techniques, à paraître dans quelques semaines, diront peut-être si, une nouvelle fois, le juridique entend s’aider de la technique pour assurer le respect des droits de propriété intellectuelle. Une fois de plus, l’arbitrage entre le spectre de « Big Brother » et la protection des droits de propriété intellectuelle risque d’être houleux.

Notes

[1] C’est-à-dire en tant que « personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services », et notamment depuis TGI Paris, 13 juillet 2007, Christian C., Nord Ouest Production c/ Dailymotion.

[2] cf. TGI Paris, 19 octobre 2007, Zadig Productions et autres c/ Google Inc.

[3] Sur cette notion, cf. E. Mille, L’hébergeur 2.0.

[4] Soulignons toutefois que la notion de faits et circonstances n’est qu’un fait générateur de responsabilité civile, à l’exclusion de toute responsabilité pénale.

[5] Flach Film et autres c/ Google.

[6] Jean-Yves X. c/ Dailymotion..

[7] Voir par exemple les écrits de C. Thibierge à ce sujet, et notamment : Avenir de la responsabilité, responsabilité de l’avenir, D. 2004, p. 577.

[8] Voir à ce sujet D. Guilliet et R. Hardouin, Le régime de responsabilité des prestataires techniques aux Etats-Unis, en France, en Allemagne, en Espagne et en Finlande, <www.juriscom.net>.

[9] A savoir, les points suivants : la date de la notification, les noms, prénom, profession, domicile, nationalité, date et lieu de naissance si la personne est un personne physique ; la forme, la dénomination, et le siège social si la personne est une personne morale, les nom et domicile du destinataire ou, s’il s’agit d’une personne morale, sa dénomination et son siège social ; la description des faits litigieux et leur localisation précise ; les motifs pour lesquels le contenu doit être retiré, comprenant la mention des dispositions légales et des justifications de faits ; la copie de la correspondance adressée à l’auteur ou à l’éditeur des informations ou activités litigieuses demandant leur interruption, leur retrait ou leur modification, ou la justification de ce que l’auteur ou l’éditeur n’a pu être contacté.

[10] Google Inc c/ Benetton.

[11] Pour un tableau comparatif des différents régimes de responsabilité, cf. D. Guilliet et R. Hardouin, op. cit.

[12] cf. Art. 227-23 du code pénal.

[13] L. Thoumyre, Précisions contrastées sur trois notions clés relatives à la responsabilité des hébergeurs, RLDI 2007/35, n°1164.

[14] Par ex. Ord. Réf. TGI Paris, Jean-Yves X. c/ Myspace, 22 juin 2007, et les décisions précitées notes 1 et 2.

[15] Précitée note 5.

[16] Précitée note 2. Sur cette affaire, cf. R. Hardouin, Observations sur les nouvelles obligations prétoriennes des hébergeurs, <www.juriscom.net>.

[17] Notamment ceux listés à l’article 6-I-7 al.3 de la LCEN